Il avance ses deux pattes et m’attrape par le colback. Pas besoin de sortir de West Point pour comprendre que lorsqu’on a un tel collier de bidoche au-dessus de la cravate, on est bon pour un aller simple.
J’appuie mon revolver contre sa bedaine et je lui lâche une dragée. Son étreinte se desserre. Il se met à danser lourdement d’un pied sur l’autre, avec des grâces de plantigrade ; sa physionomie n’exprime rien, sinon une indéfinissable surprise. Un peu de sueur apparaît au-dessus de sa bouche. Puis, comme n’en pouvant plus, il lâche tout et s’écroule.
Le bruit de sa chute fait plus de raffut que mon coup de feu, lequel a été étouffé, car je l’ai tué à bout portant.
J’entends une porte qui s’ouvre.
— Qu’est-ce qui se passe, Heinrich ? demande quelqu’un.
Comme vous vous en doutez, Heinrich ne répond pas. Désormais, on ne peut plus converser avec lui que par l’intermédiaire d’un guéridon tournant.
Un bruit de pas dans le couloir principal. Heureusement, le gros lard est tombé dans le vestibule où je me trouve et il faut venir jusqu’à celui-ci pour s’apercevoir de ce qui se passe.
Je m’adosse au mur de gauche et tiens mon revolver braqué, le doigt sur la gâchette. Je suis tranquille. Même si l’effet de surprise ne jouait pas en ma faveur, l’arrivant ne pourrait tirer avant moi. J’ai du réflexe, et le réflexe, je vous le dis, c’est beaucoup plus utile que l’appareil à débiter les tomates en tranches.
Quand le mec apparaît, il est atterré. Ses yeux se portent tout d’abord sur mon arme. C’est fou ce qu’un revolver attire les regards, presque davantage qu’une jolie femme. Puis son regard descend au cadavre du mammouth et il fait aussitôt une relation de cause à effet.
Je lui fais signe de lever les pattes. Il ne demande pas mieux que de me faire plaisir. C’est un type maigre et menu, genre jockey raté, avec une petite gueule désenchantée.
Je vais me placer derrière son dos. Je lui enfonce mon artillerie dans les côtelettes, et lui fais rebrousser chemin.
La porte de la pièce qu’il vient de quitter est encore ouverte. Il était seul dans la piaule.
Cette dernière est une sorte de poste de garde. Il y a un panneau vitré dans le mur, pour permettre de bigler les gens qui entrent.
— T’es tout seulard ? je lui demande.
Il secoue la tête affirmativement.
— Bessmann ?
— Dans son bureau.
— Seul ?
— Oui.
Je ricane :
— Ça tombe aux pommes, j’ai justement deux mots à lui dire. Où il est, son burlingue, hé, tordu ?
Il me désigne une porte à double battant, qui forme le fond du couloir. Le Bessman doit se prendre pour le roi du pétrole. Sur sa lourde est vissée une plaque de cuivre large comme une affiche de mobilisation, où est écrit le mot « Private ».
Je m’apprête à me diriger vers le bureau de l’Autrichien mais je me ravise. Si l’homme s’entoure de gardiens, c’est qu’il est méfiant comme un renard ; il est donc probable qu’on ne peut pas pénétrer dans son antre aussi aisément que dans un drugstore.
— Comment on entre chez lui ? je demande à Fesse-de-rat.
— Faut s’annoncer.
— Et c’est toi qui annonces ?
— Y a un téléviseur. Il regarde à quoi ressemblent les visiteurs qu’il ne connaît pas.
Je fais la grimace. Décidément, Bessman est un coriace.
— C’est bon, on va tâcher de le doubler ! Dis à ton boss que quelqu’un vient d’apporter une enveloppe cachetée pour lui.
— Il me demandera de l’ouvrir, fait le jockey triste.
— Tu feras semblant d’ouvrir quelque chose et tu lui diras que ce sont des billets de cent : une grosse liasse. Bon Dieu, merde ! ça le fera peut-être remuer. Et vaut mieux pour ta santé qu’il morde dans l’astuce, sinon je vais te cloquer un tel paquet de ferraille dans le buffet que tu deviendras aussi lourd qu’un scaphandrier.
Je repère le cadre du téléviseur et je m’en écarte comme d’un lépreux pour ne pas être dans le champ.
Fesse-de-rat décroche un téléphone intérieur.
— Allô, Monsieur Bessman ?
Y a comme un aboiement à l’autre bout ; j’ai l’impression qu’il discute le bout de gras avec un setter irlandais.
— Un type vient d’apporter une enveloppe cachetée.
Un autre aboiement. Je déchire une demi-feuille du journal que lisait le jockey navré.
— Ce sont des dollars, balbutie-t-il.
Sa trouille peut fort bien passer pour de la fébrilité.
Un troisième aboiement. Fesse-de-rat raccroche.
— Alors ?
Il m’a dit de les lui apporter.
— Eh bien, allons-y !
Comme il ne paraît pas très chaud, je le stimule avec un coup de genou dans le bas-ventre. Pendant qu’il se palpe la brioche, je plonge la main dans sa poche et m’empare de son feu.
— Manie-toi, petit gars, ou sinon, je vais me fâcher. Et quand je me fâche, ça donne presque toujours un tas de viande froide. T’as vu ton copain sac-à-graisse ?
Nous arpentons le couloir. Une fois devant la porte il presse à quatre reprises, sur un rythme convenu, une petite sonnette qui n’est autre que l’un des quatre cache-vis de la plaque de cuivre.
Le zonzonnement bref d’un contact électrique retentit et nous pouvons pénétrer dans le bureau de Bessman.
J’ai déjà vu l’Autrichien à plusieurs reprises. Il nous est même arrivé de bosser ensemble pour une affaire de faux dollars, il y a deux ans ; je sais à quel point il est maître de lui. Mais là, il dépasse mes prévisions.
L’Autrichien est un homme de taille moyenne, un peu grassouillet. Il a une quarantaine d’années, et il est toujours fringué d’une façon stricte et surannée, comme certains vieux professeurs de facultés.
Son teint est jaunâtre. Il a les cheveux rares, très bruns, huileux, collés sur un crâne drôlement accidenté. Ses yeux bleus, trop clairs, sont aussi expressifs qu’un crochet à bottines.
En m’apercevant, il ne bronche pas. Son visage sévère se fend d’un sourire.
— Hello, l’Ange ! J’ai appris votre évasion, boy. Magnifique…
Il regarde Fesse-de-rat d’un air qui flanquerait la chair de poule à un crocodile affamé.
— Pourquoi cette sotte histoire de dollars ? demande-t-il.
Sa voix est nette, tranchante, froide comme une banquise. Fesse-de-rat a les jetons, et comment ! Ses mandibules produisent un bruit de castagnettes.
— C’est… C’est lui, bégaie-t-il enfin.
C’est tout ce qu’il est capable de proférer. Il est gris et flageolant. Il doit maudire le jour qui m’a vu naître.
— Exact, fais-je à Bessman, c’est moi qui lui ai fait dire ce pieux mensonge ; j’espère qu’on lui en fera rémission, là-haut.
— Pourquoi ! s’exclame mon hôte avec une surprise admirablement bien jouée… Vous savez bien que vous êtes toujours le bienvenu chez moi, l’Ange.