— Vous, non ? Mais nom de Dieu, Bessman, qu’est-ce que ça pouvait vous branler que j’embarque les briques de jonc puisqu’elles sont assurées. Vous ne perdiez pas un pélot dans l’histoire.
Il hoche la tête d’un air dubitatif.
— Qu’en savez-vous ? J’aurais peut-être perdu beaucoup plus.
— Sans blague !
Brusquement, il parait excédé et il fait claquer ses doigts.
— Dark-Eyes ! déclare-t-il, prends Balmini avec toi. Vous allez filer du côté de l’hôtel de police. Vous balancerez ce fumier-là sur le perron, aussi mort qu’une côtelette frite. Si ça vous amuse de palper la prime, dites aux flics qu’il vous a attaqués : légitime défense. Du reste, Hoggard ne vous demandera pas d’explications superflues…
— O.K., patron, dit Dark-Eyes en me soulevant par le revers de mon veston.
Je regarde l’équipe. Chacun tient un pistolet. Si je remuais le petit doigt ce serait comme une rétrospective en chambre de la bataille du monte Cassino.
— Adieu ! jette l’Autrichien.
— Adieu.
Il arrête Dark-Eyes par le bras.
— Truffez-le copieusement, hein les gars. C’est un coriace. Mettez-lui deux bons chargeurs, comme s’il s’agissait d’un fauve. Et que la première balle soit pour son bide, il aime ça !
Nous quittons la pièce. Mes deux convoyeurs se placent chacun derrière moi.
Ils tiennent le canon de leur sulfateuse appuyé tout contre mes côtelettes, prêts à me faire une petite transfusion de plomb. Nous quittons Le Relais de Frisco par une porte dérobée et nous prenons place dans une voiture.
Balmini s’empare du volant. Moi je suis sur le siège arrière, en compagnie de Dark-Eyes et de son flingue.
La petite flotte de tout à l’heure s’est arrêtée. Il fait une belle nuit à fabriquer du macchab !
Chapitre VIII
Nous roulons assez lentement en direction de l’hôtel de police. C’est un endroit que je connais bien. Il n’est pas tellement éloigné du Relais de Frisco, c’est vous dire qu’il ne me reste pas longtemps à vivre.
C’est pas folichon d’absorber du métal brûlant, mais je préfère encore ça à être pendu.
Je vous le redis, lorsqu’on pratique un turbin dans le genre du mien, ce sont des aléas auxquels il faut s’attendre.
Je m’accagnarde dans le fond de la bagnole. Tant qu’à se faire démolir, autant que ce soit dans une position commode.
Dark-Eyes mérite bien son surnom. Il a les châsses d’un noir épais, ses gros sourcils et ses paupières sont noirs aussi, ce qui lui donne un aspect inquiétant.
Il me surveille, sans se détendre le moins du monde. Il est prêt à tout. C’est un des plus solides durs à cuire de Chicago. La liste des mecs qu’il a descendus ne tiendrait pas sur une bobine de papier de cinq cents kilos. En me reculant dans le fond de la banquette, je sens sous mon derche un objet dur. Comme je tiens ma main droite de côté, je puis me permettre quelques légers tâtonnements sans que mon tueur m’aperçoive.
Tout en gardant le buste absolument immobile, j’arrive à identifier l’objet.
Il s’agit d’une torche électrique. Je l’assure dans ma main.
— Oh ! merde ! je m’exclame soudain en regardant fixement sur la gauche.
Dark-Eyes connaît toutes les ruses, mais un homme est un homme et il a des réflexes qu’il ne peut jamais maîtriser complètement.
Pendant une fraction de seconde, il détourne la tête. Puis il réalise ma ruse, mais c’est déjà trop tard pour sa pomme. De toutes mes forces je lui ai balancé la torche électrique dans le visage.
Il pousse un hurlement qui doit être entendu depuis Montréal et tombe en avant. Personne n’aurait résisté à un parpaing semblable.
Balmini flanque un coup de frein qui fait miauler les pneus.
— Conserve ton sang-froid, petit, je lui dis.
Mais autant essayer de chapitrer un chien enragé. Il se retourne, le pistolet au poing, et fait feu. Je n’ai eu que le temps de plonger. La balle siffle à mon oreille.
Comme il a un flingue à répétition, la fête promet d’être joyeuse.
Sur le plancher de l’auto où je suis tombé à genoux, se trouve le revolver de Dark-Eyes. Je m’en empare et je me mets à tirer à travers la banquette, car il m’est impossible de me relever sans être certain de choper de la ferraille dans l’œil. Je prie le diable pour que le rembourrage de ladite banquette n’arrête pas les balles. Il faut croire que non, car le chauffeur se fout à gueuler aux petits pois.
Je lâche encore deux giclées en remontant. C’est le silence.
Je me relève et m’assieds pour souffler. Il sera dit que je devrai toujours semer la mort sur mon passage. Tout à coup, je me sens saisi à la nuque. Dark-Eyes me fait lui aussi le truc de la surprise.
Et c’est de la belle ouvrage, car je n’ai pas eu le temps de réaliser ce qui se passait.
Il a des mains puissantes comme un étau. Il serre, serre, et je sens ma glotte qui s’enfonce dans mon gosier. C’est du boulot dans le genre de celui que voulait pratiquer le gros mec du couloir tout à l’heure. Seulement, tout à l’heure, j’avais du champ et je pouvais tirer, tandis que maintenant je suis coincé proprement dans l’angle de la bagnole. L’oxygène se taille de mes poumons à la vitesse d’un raz de marée. Je vois des choses en rose, j’entends des chiées de cloches… Et pas moyen de remuer. La rage décuple la force de Dark.
Tout à coup, au moment où je vais défaillir, la portière s’ouvre, de mon côté. Une voix s’exclame :
— Et alors ! Qu’est-ce qui se passe, là-dedans ?
J’aperçois, au fond d’un horizon pourpre, la casquette d’un cop.
L’étreinte de Dark-Eyes se détend.
— Désarmez-le ! grogne-t-il, c’est l’Ange Noir !
Le flic se baisse, une lampe électrique à la main. Il en projette le faisceau sur ma figure.
— Bon Dieu, oui ! s’exclame-t-il. Vous dites qu’il est armé ?
— Sûr, sa main droite… Démerdez-vous, il vient d’assaisonner mon pote, devant. Il a voulu faucher notre bagnole.
Je vous l’ai dit, ma main est coincée entre mon corps et le fond de l’auto. Pour me désarmer, le policier est obligé de me dégager le bras. Il me ramène lui-même le poignet en avant, ce tordu, si bien que je n’ai qu’à presser la détente de l’arme pour lui cloquer une balle dans le cœur.
D’une secousse je m’arrache à l’étreinte de Dark-Eyes et je me rue par la portière ouverte. J’enjambe le corps du flic et je me mets à galoper sur le trottoir.
Seulement l’enfant se présente mal, car j’aperçois une tripotée de flics qui arrivent en courant… Les coups de feu attirent les condés comme le sucre attire les mouches.
— Arrêtez-le ! hurle Dark-Eyes, derrière moi, c’est l’Ange Noir !
L’avertissement leur donne des ailes. Ils font un forcing terrible, les matuches. L’un d’eux, qui a dû remporter les premiers prix de course à pied à l’école, est à un mètre de moi. En tendant la main, il pourrait me toucher.
Je stoppe net, fais un saut de carpe et le cueille au menton d’une gauche fulgurante. Ses croquantes font un bruit de dés remués dans un cornet et il s’arrête avec l’air de se demander s’il s’appelle bien Smith ou si on est mardi.
Je ne perds pas mon temps à le contempler. Les coudes au corps, je fonce. Je sens tout de suite que les grandes artères me seraient fatales, et j’oblique dans des voies secondaires.
À peine engagé dans une rue tranquille, je pousse un juron. Je viens de faire une connerie maison. En effet, dans les secteurs vides, les flics peuvent me tirer dessus sans crainte de démolir les passants, comme c’est le cas ailleurs.