Je ne perçois pas le bruit de l’écrasement, mais au brusque silence qui se fait dans la foule, je comprends que mon voyageur vient d’arriver à destination. Et il ne doit pas être joli à photographier, le frangin. Quand on dégringole d’un trentième étage, on ne ressemble plus à grand-chose. J’enjambe la barre d’appui. Je n’ai pas peur d’être repéré car, pour l’instant, tous les gens se battent afin d’approcher le cadavre. L’échelle d’incendie est à droite. Il y a près de deux mètres entre le rebord de la fenêtre et elle, et il faudrait travailler chez Barnum pour oser tenter le saut. Mais je n’ai pas le choix. C’est ça ou bien une rafale de mitraillette.
Je fais un ou deux mouvements pour me décontracter, je bande bien mes muscles puis je bondis, de côté, face au mur, les mains tendues pour essayer d’agripper les échelons de fer. Une seconde, je crois avoir raté mon coup. Mais mes pognes désespérées chopent un des montants de l’échelle. Je fais un petit rétablissement et me hâte de gravir les dix échelons me séparant de la terrasse. Une fois sur la vaste plate-forme de ciment je cours jusqu’à un faisceau de cheminées contre lequel je m’adosse.
Je suis en nage, mes membres tremblent comme si on m’avait branché un vibrator dans le pétrus. Je me fous de tout, brusquement. On m’apporterait des millions sur un plateau et miss Amérique sur un autre que je ne lèverais pas la main pour les palper. L’effort que je viens de fournir m’a usé. J’en ai ma claque !
Vous ne me croirez sans doute pas si je vous dis que j’ai pioncé, et pourtant c’est vrai.
Je ne sais pas comment la chose s’est produite, mais, là-haut, sur ma terrasse, l’univers a cessé d’exister. J’ai dû rester dans la vape un sacré moment car, lorsque je reviens à moi, une vague lueur rôde du côté de l’horizon. Je suis transi de froid.
Je me lève en geignant ; je me sens salement courbaturé. Je m’approche du parapet ; tout est désert et silencieux. Les avenues sont inanimées. On pourrait presque croire que j’ai rêvé.
C’est alors seulement qu’une bouffée de joie m’inonde. Mon truc a réussi. Les flics ont pris le cadavre du type pour le mien. Je les ai eus avec ma mise en scène. Seulement la confusion ne va pas durer longtemps. Ils ont emporté le corps à la morgue et tout à l’heure les zèbres de l’Identité vont se rendre compte qu’il ne s’agit pas de l’Ange mais d’un pékin anonyme. Alors tout recommencera.
Je me démerde de descendre par l’échelle d’incendie car je ne tiens pas à me casser le blaire sur un veilleur.
J’atterris dans une rue déserte. Il n’y a pas un greffier à l’horizon, la ville semble moite. C’est le moment où les noctambules sont rentrés et où les ouvriers ne sont pas encore partis au tapin. Le bruit de mes pas fait un barouf du diable. J’ai toujours la frousse de voir se dresser la silhouette d’un flic. Comme je n’ai pas de pétard, ce serait assez déprimant. Mais les flics doivent boire à la damnation de mon âme, probable !
Je fouille, tout en marchant, les poches du nouveau costard que je véhicule. Elles contiennent quatre-vingts dollars, des papiers au nom d’un certain Fergusson… un paquet de Lucky et un briquet.
J’allume une cigarette. Ça fait une paie que je n’ai pas fumé. Je m’aperçois illico que c’était ce qui me manquait. Mes idées deviennent claires comme de l’eau de roche.
Je m’enfonce dans les quartiers populeux. La vie se met en mouvement tout doucement. Je ne tarde pas à dénicher un drugstore ouvert. J’ai idée qu’un café très fort et un verre de rhum ne me feraient pas de mal. Je ne risque pas encore d’être identifié car ma mort a dû être annoncée par radio et la population de Chi, si elle pense à moi, y pense comme à un tas d’os et de bidoche disloqués, entassés dans un des tiroirs du frigo municipal.
Le garçon n’a pas dû pioncer son chien de saoul car il somnole derrière son percolateur.
— Un jus, très noir, vieux !
Il verse une petite cuillerée de moka dans une tasse et manœuvre son perco.
Je sirote en connaisseur la mixture qu’il me sert. Malgré cette nuit blanche, je me sens dans une forme éblouissante. Il est vrai que je me suis un peu reposé sur la terrasse.
— Un rhum !
Pendant que je déguste mon verre d’alcool, une bagnole stoppe devant le drugstore. Une souris en descend et pénètre dans l’établissement. Je sursaute en l’apercevant, non pas parce que je la connais, mais parce qu’il est assez inattendu de rencontrer une gerce pareille à cette heure matinale dans un drugstore de quartier pauvre.
Elle se rapproche du comptoir et se fait servir un verre de whisky.
Du coup, le garçon somnolent est tiré de sa léthargie.
Il est probable qu’il n’a jamais vu une gonzesse aussi bien habillée dans son établissement depuis plusieurs lustres.
La môme est grande, brune, avec un teint blême qui lui donne un je ne sais pas quoi d’aristocratique. Elle a des yeux verts comme sur les couvertures des magazines féminins. Elle porte une robe noire, en ottoman, et, par-dessus, une cape d’hermine. Elle a autour du cou un collier de diamants épais comme la main.
Elle boit sans rien dire, sans rien regarder.
Le garçon m’adresse une mimique expressive, pour me faire comprendre qu’il la trouve à son goût. Je lui en adresse une autre, pour lui dire que je partage son opinion.
— Le temps a l’air de se rafraîchir, dit le barman à la môme.
Elle lui répond paisiblement qu’il est possible que le temps se rafraîchisse, et qu’elle est la première à s’en réjouir car une température élevée ne vaut rien pour les gars qui sont ramollis du cervelet, comme ça pourrait être son cas.
Le serveur n’en revient pas. On lit la stupeur sur son visage comme si elle y était écrite au néon.
Moi, je me cintre comme un petit fou.
— Vous prenez quelque chose ? je propose à la fille.
Elle me considère froidement.
— Pas le temps, fait-elle. Je dois emmener quelqu’un quelque part. Ce sera pour une autre fois.
Elle règle sa consommation et fiche le camp.
— Drôle de poupée ! s’exclame le barman.
— Plutôt ! admets-je.
Je pose un dollar sur le zinc et je m’évacue. Dehors, la voiture de la fille brune est toujours à l’arrêt. La propriétaire attend, derrière son volant.
Je passe ma tête par la vitre baissée.
— Alors, beauté, je fais, le quelqu’un que vous emmenez quelque part n’est pas encore arrivé ?
— Si, dit-elle, puisque vous voilà. Montez à côté de moi, l’Ange.
Chapitre IX
Ceux qui s’étonnent d’un rien sont les ballots de l’existence. Ils passent leur temps à être surpris, si bien qu’ils n’ont guère le loisir de réfléchir.
Je mets mes châsses dans ceux de la poupée.
— Vous êtes la fée Marjolaine ? je lui demande.
— Pourquoi pas ?
Ses paupières ne frémissent pas. Non. Elle me bigle, bien naturellement, comme elle biglerait un soutien-gorge dans une vitrine.
— Alors vous montez, oui ?
J’ouvre la portière et je me répands sur le cuir de son tombereau.
Elle s’apprête à démarrer.
— Une petite seconde ! je lui dis.
J’ouvre son sac à main posé entre nous. Il ne contient pas d’arme. J’inventorie également les niches du tableau de bord. Rien ! D’un geste rapide, je fais le tour de son anatomie.
— Excusez-moi, dis-je, je vérifie toujours les bagages des gens avec lesquels je voyage. Dans ma situation, on est obligé de s’asseoir un peu sur le protocole, vous comprenez ?