Elle ne paraît pas outre-mesure choquée par ma méfiance.
— Je comprends très bien, fait-elle.
Nous roulons à petite allure.
— Je peux vous poser une paire de questions, petite dame ?
— Allez-y…
— Qui êtes-vous et où allons-nous ? Vous pouvez répondre à tout ça ?
— Très bien : mon nom est Joan Moor.
— Heureux de faire votre connaissance, miss Moor. Et dans l’existence, qu’est-ce que vous fabriquez, lorsque vous ne servez pas de chauffeur aux gars qui ont des ennuis avec les flics ?
— Je me débrouille…
— Bon, et pour la seconde question ? Celle concernant notre destination.
— C’est à vous d’y répondre, dit-elle. J’irai où vous voudrez…
Elle continue à rouler, le menton relevé, le regard fixe.
— Stop ! je gueule soudain.
Elle appuie sur le frein.
— Qu’est-ce qui vous arrive ?
— Il m’arrive que j’aime y voir clair dans mes affaires et même dans celles des autres. Ça veut dire quoi, votre débarquement dans ma petite existence ?
— Ça veut dire que je n’ai pas froid aux yeux.
— D’accord.
— Et ça veut peut-être dire aussi que j’ai envie de mettre un peu de fric de côté pour m’éviter l’hospice, le jour où je serai pleine de rides et de rhumatismes.
— La prime pour ma capture ? je ricane.
— Pff ! murmure-t-elle, dix mille dollars ! Je ne demande pas la charité.
— Alors quoi !
Elle sort un paquet de cigarettes de son sac.
— J’habite California Avenue, fait-elle brusquement, au 1802.
— C’est un quartier très rupin, admets-je.
— Mon immeuble fait vis-à-vis avec celui où vous venez de passer des heures si mouvementées. Ce soir, je ne dormais pas. Je respirais l’air pur de la nuit, comme dans les romans pour jeunes vierges en délire. J’ai assisté à votre petit numéro, c’était très intéressant. Je vous ai vu changer de vêtements avec l’autre type, je vous ai vu le tuer… Je vous ai vu aussi sauter dans le vide pour attraper l’échelle : formidable ! Un singe s’y serait cassé les reins ! À ce moment, je ne savais pas encore qui vous étiez. Je suis descendue aux nouvelles. On m’a dit que l’Ange Noir, traqué dans un bureau du building, venait de se jeter par la fenêtre pour échapper aux flics. J’ai tout pigé.
— Vous ne l’avez pas ouverte ?
Elle hausse les épaules.
— Lorsqu’un homme réussit un coup pareil, on n’a pas le droit de lui en faire perdre le bénéfice.
— O.K., continuez…
— Ma voiture était stationnée en bas de chez moi. J’ai fait une manœuvre, je l’ai garée à l’angle de l’avenue et de la petite rue où débouche l’échelle d’incendie et la sortie de service, ainsi je pouvais surveiller toutes les issues de l’immeuble. Lorsque, beaucoup plus tard, vous en êtes parti, je n’ai eu qu’à vous suivre, de loin…
Je la regarde fumer. Elle tient sa cigarette entre deux doigts effilés, aux ongles peints en rose. Aussi calme qu’une borne kilométrique.
— Toute cette sauce pour bouffer de quel plat ? je lui demande.
Elle semble revenir d’un songe.
— Pardon ?
— Qu’est-ce que vous avez derrière la tête, petite ? En général, on ne fait jamais rien sans y mettre une intention. Quelles sont les vôtres ?
— J’ai lu les journaux, hier au soir.
— C’était bien ?
— Épatant. On disait que vous avez réussi un sacré doublé, primo en vous échappant ; deuxio, en emmenant la fille Kerrer… Le vieux Kerrer est en train de s’arracher ses derniers cheveux. Il est prêt à se mettre sur la paille pour retrouver sa fille.
— Ce qui veut dire ?
— J’ai pensé qu’un type qui avait la vedette ne pouvait guère se remuer à son gré, du moins un certain temps. N’est-ce pas ?
— Et alors ?
— J’ai pensé aussi que la collaboration de quelqu’un de tout neuf n’était pas faite pour vous déplaire.
— … alors ?
— Alors ? Eh bien, si on sait s’y prendre, on peut tirer une brique du vieux. Un million de dollars, c’est une somme. Si je joue votre carte, je sais que l’affaire réussira. Vous venez une fois de plus de prouver que Machiavel était un enfant de chœur à côté de vous. Le seul ennui c’est que, d’ici très peu de temps, Chicago va devenir brûlant pour vous ! Il va falloir vous planquer. Or, on ne peut pas se cacher et mener à bien une entreprise comme celle de la rançon. Conclusion, il vous faut quelqu’un. Je ne suis pas à la page et mon casier est blanc comme un lys, mais loin d’être un handicap. C’est le plus beau gage de sécurité que je puisse vous fournir. Tous les gens plus ou moins brûlés vont subir le « grilling » dans les jours à venir. Vous n’avez rien de bon à attendre d’eux…
— Bon, en admettant que j’accepte vos offres de service, vous attendez quoi en retour ?
— Dix pour cent sur l’opération. Cela représente cent mille dollars. C’est-à-dire, de quoi ouvrir une boîte dont j’ai l’idée à Miami. Je joue gros, mais ça vaut la gobille, non ? Sans compter qu’un jury est toujours sensible aux battements de paupières d’une fille convenablement fabriquée. Je suis convenablement fabriquée, à votre avis ?
— S’il y a mieux, ça doit coûter beaucoup plus cher, fais-je.
Je lui ôte le restant de sa cigarette du bec, je l’embrasse pour vérifier à quoi est son rouge à lèvres et je finis la cigarette.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que je serai réglo, Joan ?
— Si j’étais un gros bonhomme barbu, je ne le croirais pas une seconde, dit-elle ; mais je pense que vous devez, de temps à autre, vous offrir le luxe d’être régulier avec une fille pas trop laide à regarder… et pas trop désagréable à toucher.
Cette fille m’a l’air d’être une souris qui n’a pas tellement froid aux yeux. Dans un sens, je trouve que les petits lots de son espèce donnent de l’agrément à la vie.
Je fouille son sac car ses cigarettes me plaisent, et j’en allume deux. Je lui refile la seconde. Dans la fumée bleue on est aux pommes pour faire le point de la situation.
Moi, c’est radical. La fumée et le silence me titillent la matière grise formidablement.
Au bout d’un moment, je pose la main sur le poignet de la môme Joan.
— On va voir !
— Je suis embauchée ? demande-t-elle en souriant.
— On va faire un bout d’essai. Vous savez où se trouve le Park ?
— Je ne connais que lui.
— Alors, vous devez connaître la rue des banques ?
— Et comment !
— Je m’intéresse à ce quartier.
Elle décarre sans ajouter un mot. Dix minutes plus tard, nous sommes devant la Nationale de l’Illinois.
Vous devez penser que je suis un gnace incohérent qui mène sa charrue à hue et à dia ; en ce cas vous êtes bien les pauvres ramollis du bocal que j’avais estimé que vous étiez.
Ce qui m’a le plus réussi dans la vie, c’est de ne faire un pas en avant que lorsque j’ai ratissé le secteur où je me trouve. Il n’était pas tellement con, le gars qui a dit qu’il ne fallait jamais remettre au lendemain ce qu’on pouvait faire le jour même.
Ma dernière conversation avec Bessman ne vous a peut-être pas fait tiquer, mais, en tout cas, elle a déclenché un drôle de mécanisme d’horlogerie sous mon potager à tifs !