Elle introduit son jeton dans l’appareil et compose sur le cadran North 60–50. Je vais pour lui dire qu’elle s’est gourée, mais à l’autre bout retentit une espèce de borborygme.
— Je suis chez Samuel Kerrer ? demande-t-elle.
Le borborygme se transforme en affirmation.
— Puis-je parler à Samuel Kerrer soi-même ? C’est vous ? Je téléphone au sujet de Maud. Veuillez préparer dans le plus bref délai un million en petites coupures, pas des neuves, s’il vous plaît. Vous recevrez ultérieurement des indications.
Elle remet l’appareil sur sa fourche.
— Ça colle comme ça ?
— Parfait.
Je reprends discrètement le Bottin afin de vérifier le numéro, et je constate que c’est moi qui me suis gouré tout à l’heure. Kerrer a bien comme indicatif North 60–50.
Y aurait de quoi faire méditer un fromage mou. Moi je ne médite pas car, Dieu merci, j’entrave rapidos. J’ai la preuve que mon « assistante » connaissait le numéro de Kerrer avant d’entrer dans la cabine, puisqu’elle a machinalement rectifié mon erreur. Je ne sais pas encore ce que cela signifie, mais, à coup sûr, ça ne signifie rien de bien fameux.
— Permettez-moi, fais-je, j’ai un petit coup de tube personnel à donner.
Elle sort et je ferme soigneusement la porte de la cabine. J’appelle Centa. Je suis coupé d’avec lui depuis l’instant où, hier après-midi, Sissy a actionné sa moulinette dans l’entrepôt de Little Joly.
— Qui est là ? demande-t-il.
— Dieu, t’es toujours aussi ahuri, je lui fais.
Il dit simplement, sur un ton incrédule :
— Non ?
— Si. Je parie que tu avais déjà commandé un tombereau de fleurs pour moi ?
— Comment as-tu pu ?
— Oh ! merde ! je ne te téléphone pas pour te dicter mes mémoires. Écoute, Centa, tu vas encore me donner un petit coup de paluche. Je ne te demande pas d’aller repeindre la lune, mais simplement de me retenir une place à l’aéroport pour l’avion de Mexico, demain matin. Tu la prendras au nom de Lattimer. Tu mettras le biffeton dans une enveloppe et tu laisseras le tout au bar de l’aérogare, vu ?
— D’accord, mais…
— Oh, dis, commence pas à bêler. J’ai besoin de changer d’air un petit peu. Adieu, fripouille !
Je raccroche et quitte la cabine.
— Bon, maintenant on va les mettre, n’est-ce pas, chérie ?
— Pour aller où ? questionne Joan.
— À nos affaires, mon canard.
Nous pédalons jusqu’à la première station de taxis que nous rencontrons.
— Laissez-moi là, Joan.
— Comment ! s’exclame-t-elle, nous nous séparons ?
— C’est plus prudent. Nous nous retrouverons ce soir, ça va ?
— Ça va.
— Refilez-moi votre numéro de téléphone, et attendez mon appel en fin d’après-midi.
— Entendu.
Je claque la portière et saute dans un taxi.
— Suivez la bagnole d’où je viens de descendre ! je dis au chauffeur. Et dites-vous bien que si vous la perdez, je fous le feu à votre tréteau !
Il démarre comme un cheval de course à qui on vient de faire une injection d’acide sulfurique !
Chapitre X
La filature ne dure pas longtemps. La bagnole de Joan stoppe bientôt devant un pavillon de plaisance au bord du lac. Elle en descend et disparaît à l’intérieur de l’habitation.
— Ça joue, je fais au chauffeur, débarquez-moi là.
Je règle la course et, lorsque le taxi est reparti, je m’approche de la bagnole. Je pense que ce véhicule peut m’en apprendre sur la môme, car on laisse toujours des traces de son activité dans sa voiture.
J’ouvre la portière arrière et me mets à inventorier les poches à soufflets. J’y trouve ce qu’on a l’habitude de trouver dans ces sortes d’endroits : des cartes routières, une lampe électrique, de vieux gants.
C’est pas bézef.
Je passe devant et soulève la banquette, il n’y a absolument rien qui vaille la peine d’être enregistré : des poils de manteau, un tube de rouge…
C’est marrant, mais cette voiture m’avait causé une indéfinissable sensation de malaise. Les mecs comme moi ont un sixième sens qui leur fait renifler ce qui cloche…
Je regarde le tableau de bord ; il est tout ce qu’il y a de neutre, et je sais que ses niches sont vides.
Je regarde dessous, et je réalise brusquement ce qui m’avait inconsciemment choqué dans cette voiture.
Elle a quatre pédales au lieu de trois. Ordinairement, sauf dans les derniers modèles où tout est simplifié, une auto comprend la pédale de débrayage, celle du frein et enfin celle de l’accélérateur. Ici, il y en a une quatrième, nettement à gauche de la première.
Comme je suis d’un naturel curieux, j’appuie dessus. Un claquement sec se produit. Comme mue par un ressort, la portière de droite s’est ouverte et le siège voisin de celui du conducteur a basculé.
Je pousse un petit sifflement appréciateur.
J’avais déjà entendu parler d’un truc de ce genre, mais je croyais que c’était du bidon. Évidemment, avec une combine pareille à bord de sa carriole, la môme Joan n’a pas besoin de revolver. Ce machin-là doit faire un drôle de dégât lorsqu’on roule à cent à l’heure. J’appuie à nouveau sur la quatrième pédale et tout se remet en place.
M’est avis, les potes, qu’une souris qui possède une voiture de ce genre et qui connaît le numéro de téléphone que vous cherchez dans l’annuaire, m’est avis que cette môme-là n’est pas plus catholique qu’un rabbin ! Elle est même si peu catholique qu’il serait dangereux d’attendre davantage pour avoir une explication vraiment sérieuse avec elle.
Je pousse la porte de fer par laquelle elle est entrée. Je vois un jardinet coquet comme un jardin japonais, avec des dalles de ciment ocre et du gazon.
Sur la pointe des pieds, je grimpe un petit perron de quatre marches. J’entre dans un hall gentiment décoré et je tourne à droite, car c’est de cette direction que vient la voix de la fille. Un moment, je crois qu’elle discutaille avec un interlocuteur, mais je découvre que ça n’est vrai qu’à moitié, car elle téléphone. Son correspondant n’est autre que le père Kerrer.
Elle affranchit le vieux sur les dernières heures qui viennent de s’écouler. Elle lui dit qu’ayant été alertée par un rassemblement de badauds, cette nuit, elle a su que j’étais traqué dans un building. Elle avait cru voir, d’en bas, deux hommes à la fenêtre par laquelle j’avais soi-disant sauté. Elle explique qu’elle était restée après tout le monde, qu’elle avait pu me contacter et capter ma confiance (tu parles !). Que dès qu’elle saurait où j’avais planqué Maud, elle me liquiderait et que le vieux n’avait pas à se casser la tringle pour réunir le pèze de la rançon.
Comme vous le voyez, nous flottons en pleine trahison. Je me félicite d’avoir du nez, des nerfs et assez de jugeote pour doubler dix marchands de tapis réunis. Toujours silencieusement, j’entre dans la pièce : un gentil living-room dans les tons jaune citron, et j’arrache l’appareil des mains de la donzelle.
Elle a un haut-le-corps et pousse une exclamation.
Je la tiens par un bras, de ma main disponible.
À l’autre bout du fil, le père Kerrer, qui a senti qu’il se passait quelque chose d’insolite gueule « Allô ! » à s’en faire péter les cordes vocales.
— Allô ! fais-je à mon tour, c’est vous, Kerrer ?
— Oui… qui êtes-vous ? balbutie-t-il.