— L’Ange ! Je m’excuse d’interrompre cette petite conversation, mais je ne suis pas d’accord. Il me faut un million de dollars contre votre fille. Embauchez des experts-comptables pour réunir et étiqueter les images. Que tout soit prêt demain matin. Si vous me flanquez les flics au panier, mon premier turbin sera d’assaisonner votre lardonne ; vous devez comprendre que je parle sérieusement. Un cadavre de plus ou de moins sur ma route, ça ne se remarque presque pas, vous savez. Ma route, dans un sens — et même dans les deux sens —, c’est le Boulevard des allongés ! Donc, pas un mot aux condés, ils me croient encore mort et c’est votre intérêt comme le mien qu’ils continuent à le croire. Demain matin, je vous tuberai pour dire où vous devrez déposer le fric, compris ?
Il dit que c’est d’accord, qu’il a compris, qu’il ne préviendra pas la police et qu’il me supplie au nom de ce que j’ai de plus cher d’épargner sa fille. Je lui dis de ne pas me faire pleurer les fesses avec son cœur de vieux papa, et je lui révèle par la même occase que ce que j’ai de plus cher en ce monde, c’est le paquet de Lucky que j’ai trouvé dans la poche de ma dernière victime.
Sur ces bonnes paroles je raccroche, et je décide de m’occuper un brin de la môme Joan.
— Qui es-tu ?
— Je vous l’ai dit, répond-elle avec lassitude.
Je lui triture l’orgueil avec une baffe qui doit lui donner l’impression que sa tête est devenue une grenade à manche en action.
— Je suis pour les vieux principes, lui dis-je. Les bonnes femmes doivent respecter les bonshommes ; je ne permettrais pas qu’une souris me parle sur ce ton !
Elle commence à en rabattre un tantinet.
— Je répète ma question, qui es-tu !
— Je suis détective privée, fait-elle.
J’éclate de rire.
— Toi ! Sans blague ! Non, c’est trop drôle ! Les gerces qui jouent au flic, maintenant ! On aura tout vu ! Tu ne vas pas me faire croire qu’un magnat de la finance comme Kerrer t’a chargée de l’enquête ! Tout ce que tu pourrais trouver chez lui, c’est une place de brodeuse…
— C’est moi qui me suis présentée à lui. Je lui ai fait comprendre qu’une femme a des moyens, des arguments, qu’un homme n’a pas ! Je lui ai sorti le même boniment qu’à vous : un homme traqué qui désire négocier une rançon a besoin de quelqu’un. J’ai voulu être ce quelqu’un…
Elle paraît navrée. De la main, elle flatte des fleurs disposées en gerbe dans un vase grand comme une potiche chinoise.
— Tu sais ce qui va se passer, maintenant ? je lui fais.
— Oui.
— Ça ne peut plus se passer autrement, sois logique.
— Je sais.
— C’est dommage, tu as du cran. J’aime les filles qui sont gonflées…
— Vous n’avez pas d’arme, objecte-t-elle.
Je ris.
— Et ça !
Je lui tends mes pognes. Elles sont baths, mes mains, je vous jure. Pas du tout des paluches de chourineur, non plus que des petites mains de vicieux. Ce sont de bonnes pattes d’homme, fabriquées comme de la mécanique de marque.
— Ça ne vaut pas ça ! fait-elle.
Elle vient de plonger la main dans les fleurs et d’en ramener un pistolet-mitrailleur modèle commando.
Je la salue d’un geste.
— Mazette ! tu es une fille organisée…
— Toujours, lorsque je suis sur une enquête délicate.
— Et tu sais te servir d’un joujou comme celui-ci ?
— Vous allez vous en rendre compte.
Nos yeux s’observent. Elle va tirer. Je sais, je vois qu’elle va presser la gâchette. Il y a dans son regard une petite lueur qui ne trompe pas un initié.
— Si tu me déboulonnes, la môme Kerrer passera à la casserole, lui dis-je.
J’ai lancé ça comme on dit n’importe quoi pour meubler un silence intolérable. Ce qu’il faut à tout prix, c’est discuter. Une femme ne tire jamais en parlant.
— Je la retrouverai, fait-elle.
— Possible, mais ce sera trop tard. Elle est chez quelqu’un de confiance qui lui réglera son compte.
— Votre quelqu’un de confiance résistera à une annonce lui promettant la forte somme, et l’impunité, s’il rend Maud Kerrer à sa famille ?
Elle marque un point. Il n’existe certainement pas un bipède sur cette planète qui laisserait échapper une occase pareille. Malgré qu’il soit réglo, Bob Patelli, me sachant mort, fera comme les copains.
— Écoute, fillette, on fait un marché. Au lieu de me buter, tu me remets à la police, et à eux je propose la restitution de Maud contre ma peau.
— Ils ne marcheront jamais, fait-elle.
— Kerrer fera le nécessaire pour qu’ils marchent.
Je sais bien que tous ces boniments sont cousus de fil blanc, mais qu’est-ce que ça peut fiche ? Ce qui compte, c’est de gagner du temps. Le temps a toujours marné à mon service.
Elle médite une minute.
— Appelez la police ! fait-elle. Je supose que vous connaissez le numéro ?
Elle a un vilain sourire et ajoute :
— De toute façon, c’est utile.
Je comprends parfaitement son point de vue. Dès que j’aurai alerté les flics, elle me tirera dessus. Seulement, avant, elle pense que je lui cracherai peut-être l’adresse de la planque de Maud.
Le canon du pistolet-mitrailleur ne me perd pas de vue. Je n’aime pas bien ces regards de cyclopes noirs et terrifiants, des feux !
Il ne faut pas longtemps pour remuer un index… J’attrape lentement le téléphone, et pose mon doigt sur la première lettre de l’indicatif de police. Je fais mine de me raviser, sans lâcher l’appareil.
— Oh ! merde ! je fais, pourquoi on ne se mettrait pas d’accord nous deux, hein ?
Presque en même temps que je prononce ces paroles, je lance l’appareil dans la direction de Joan. Elle devait s’attendre à une réaction de ce genre, car elle fait un saut de côté et ouvre le feu. Heureusement, son recul m’a fait sortir de sa ligne de mire. Les balles arrachent tout un côté de ma manche gauche et je sens une brûlure à mon épaule.
Comme elle ouvrait le feu, je fonçais en avant, ce qui fait que ma tête entre en contact avec sa poitrine lorsque la seconde rafale part.
Je saisis le canon court et brûlant de l’arme. Je le braque en direction du plafond où vont s’écraser les balles, ce qui déclenche une pluie de plâtras. Elle tient bon, la bougresse. Elle sait que si elle lâche sa seringue, ses carottes seront cuites.
Elle a une force peu commune pour une bonne femme.
Je me trouve dans une fausse position. Mais j’ai, dans toutes les circonstances, un très joli coup de reins. D’une poussée, je m’écarte un peu d’elle et accentue ma torsion.
Elle gémit et devient très pâle.
Quelques secondes de résistance, encore, puis le pistolet tombe sur le parquet. Je plonge et m’en saisis.
Nous sommes essoufflés comme si nous venions de faire un cent dix mètres haies.
— Et alors, miss Sherlock ? On ne crâne plus…
Elle balbutie :
— Non… non…
Je m’approche d’elle et elle recule lentement. Parvenue contre le rebord de la table, elle s’immobilise. Je continue d’avancer. Mon corps est tout contre le sien. Je sens sur ma poitrine le mouvement de sa poitrine, qui se soulève et s’abaisse. Ce contact me fout de l’électricité dans le corps. Toutes les fois que je passe une nuit blanche, je suis certain, le lendemain, d’avoir mon instinct de reproducteur en éveil.
Et, pour tout vous dire, cet instinct, je l’ai aussi lorsque je passe des nuits noires !