De ma main libre, j’arrache les fringues de la môme Joan.
Elle demeure passive, les yeux dilatés. Elle se dit que c’est sa seule chance de voir le soleil se coucher ce soir et se relever demain. Et puis, c’est une gonzesse, et une gonzesse sait toujours donner un coup de main au guerrier en transes…
Je la renverse sur la table. J’embrasse ses lèvres. Elle est douce et tiède, cette fille ! Jamais vu une souris de cette trempe. Je la prends contre la table, toujours sans lâcher le revolver.
J’ai déjà fait pas mal de choses compliquées dans ma garce de vie, mais je n’ai encore jamais passé un moment ayant cette saveur ! Un vrai tourbillon ! Lorsqu’on vit à la minute la minute, comme vivent tous les truands de la terre, on sait apprécier ce comprimé de paradis qu’est l’amour. On sait vivre lorsque la mort vous suit comme un chien perdu. Vous n’avez qu’à demander des renseignements à ce sujet à votre gangster habituel !
Joan gémit de plaisir et de peur. C’est une vraie femme, c’est-à-dire qu’il y a en elle de la passion, de la ruse, de la crainte, de la soumission, de la rébellion, tout, quoi ! Tout !
Lorsque je reviens de mon grand vertige, j’ouvre les yeux et je la regarde. Elle est inerte. De la sueur perle au-dessus de sa lèvre et ses cheveux fous sont collés sur ses tempes.
— Embrasse-moi ! soupire-t-elle.
Je l’embrasse. Comme c’est une opération qui ne nécessite pas la participation des mains, j’en profite pour lui cloquer dans la région du cœur les dernières balles restant dans le pistolet.
Elle a un soubresaut, la table se renverse et elle tombe au milieu des fleurs. Je la quitte en me disant qu’il y a vraiment des souris qui ont une belle mort !
Chapitre XI
Tout compte fait, la voiture de feu notre brillante détective me plaît beaucoup. Tout chiard, déjà, j’avais la marotte des pochettes-surprises. Comme elle devient disponible, je décide de l’adopter. C’est donc au volant de cet engin à siège éjecteur que je regagne la masure de Bob Patelli.
La journée s’annonce bien. L’air est frémissant, odorant et tout le bordel… Un poète vous décrirait ça mieux que moi sans doute, mais il n’aurait pas le chic.
Je me sens optimiste à faire péter le baromètre ! C’est bon de se sentir mort pendant quelques heures, lorsqu’on sait que des milliers de gens donneraient le bras droit de leur petit frère pour vous découper au chalumeau ! C’est pas mauvais non plus de sentir qu’on a bien balayé sa route derrière soi. Comme ordure, il ne me reste que Bessman à évacuer, mais je crois avoir pris une option sur sa tranquillité.
Je tourne le coin de la rue provinciale où crèche mon petit pote déclaveté. Elle est charmante, cette ruelle, avec l’herbe qui pousse le long des trottoirs, les haies échevelées, les masures qui la bordent ! Y a pas d’erreur, je deviens vachement bucolique ! C’est le printemps, probable ! Si je me retenais pas, je graverais mon nom dans les arbres. Seulement, le hic, c’est qu’il n’y a pas d’arbres et que, même s’il y en avait, j’irais pas leur confier mon identité.
J’arrête le carrosse devant mon petit marchand de journaux. Il doit en écraser encore car la tôle est silencieuse.
Je traverse en deux enjambées le petit jardin aux pêchers gros comme des crayons, et je pousse la porte de Patelli.
Elle n’est pas fermée au verrou, mais quelque chose en gêne pourtant l’ouverture. Je donne une poussée et le quelque chose recule. En entrant, je constate qu’il s’agit de la carcasse de Bob. Des messieurs très comme-il-faut lui ont pratiqué une incision à la gorge par laquelle on pourrait faire passer la cavalcade du Zoo-Circus. Sa carrée est pleine de raisiné.
Je vois illico que je ne peux plus grand-chose pour lui, si ça n’est de faire brûler des cierges. Le seul service qu’on puisse encore rendre à un mec portant une blessure de cette dimension, c’est de lui commander une gentille boîte en chêne capitonné, avec des poignées imitation bronze. À moins que son rêve n’ait été de se déguiser en poudre à priser dans un bocal du crématorium.
J’enjambe la carcasse du pauvre Bob et je cours à la petite chambre où était enfermée Maud Kerrer. Bien entendu, la fille n’est plus dans sa cage. Comme la porte de son réduit a été enfoncée de l’extérieur, je comprends que quelqu’un a donné l’assaut à la boîte de Patelli. Et ça n’est pas la police car, bien qu’ils soient plus salingues que des macaques, les flics n’ont pas pour habitude d’ouvrir la gorge des mecs auxquels ils rendent visite.
Ou je suis aussi futé qu’un yaourt, ou la voix de ma raison, malgré qu’elle ait tendance à parler du nez, met dans le mille en me chuchotant qu’il y a du Bessman dans tout ça.
Au moment où il me confiait aux bons soins de Dark-Eyes, l’Autrichien n’avait pas encore entendu les dernières informations à la radio et ignorait que j’avais dans mes cartons la plus riche héritière de Chicago. Lorsqu’il a eu connaissance de la chose, plus tard dans la nuit, il a dû se dire qu’il pourrait tirer, de mes affaires en cours, un honnête profit.
Ce qui me surprend, c’est qu’il soit venu chez Bob. Mes très vagues relations avec le boiteux n’étaient pas tellement connues… À moins que….
Je vais à la commode où Patelli serrait les armes du Crabe. Je saisis un revolver et je l’examine. Il porte, sur la tranche de la crosse, une minuscule initiale en nacre. C’est un P. Et je me rappelle que le Crabe avait la manie des initiales. Comme tous les ritals, il avait à peu près autant le sens de la discrétion que de la géométrie dans l’espace. Dans le milieu, tout le monde est au courant des petites habitudes de chacun. Bessman, s’il a examiné le revolver dont j’étais porteur — et je le connais assez pour savoir qu’il l’a fait —, n’a pas eu de peine à comprendre comment et où je m’étais procuré le pistolet. Ses Pieds-Nickelés ont fait une descente chez Bob, et j’ai les résultats de l’opération à portée de la main.
Je me penche sur le corps, et je trempe le bout de mon doigt dans le sang, comme font les cuistauds pour goûter les sauces. C’est à peine coagulé. D’autre part, le corps est encore tiède.
Je pense qu’il n’y a pas de temps à perdre.
Un qui ne sait plus bien s’il est le fils aîné de Pierre-le-Grand ou le butteur assermenté de Bessman, c’est bien Dark-Eyes, lorsqu’il me voit pénétrer, par la grande porte cette fois, au Relais de Frisco.
Il est en train de se taper un triple whisky au bar lorsque je fais mon apparition. Et quand j’emploie le mot apparition, je sais ce que je dis, les gars ! Si le général MacArthur quittait son pantalon dans la grande salle de réception de l’ambassade de Papouasie, mon dur ne serait pas plus éberlué qu’il ne l’est en m’apercevant. Il ouvre une bouche qui livre l’accès de son gosier jusqu’au rectum et un mince filet de bave coule aux commissures de ses lèvres.
Ce tordu a la bouille tapissée de toile gommée. On a dû lui colmater le masticateur avec de la paille de fer, car lorsqu’il parle, ça fait comme lorsqu’un canard s’entête à repêcher un bouchon de carafe dans une fosse à purin.
— L’Ange… éructe-t-il.
Vous pouvez chasser le naturel à coups de savate dans le pétrousquin, il revient au galop. C’est pas moi qui ai inventé ça, je ne fais que vérifier l’exactitude du proverbe, lorsque je vois Dark-Eyes sortir une bombarde grosse comme la cuisse d’une Peter Sister.
— Remise ta quincaillerie, figure ! je lui fais.
Je m’exprime avec un tel calme qu’il hésite.
Alors je me hisse sur un des hauts tabourets du bar et j’attire à moi la bouteille de rye. J’en verse une coquette giclée dans un verre qui se trouve là comme par hasard, et je le sirote.