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— Va dire à ton patron que je veux lui parler, Toto !

Il ne bronche pas. Il me regarde et triture sa pétoire de l’air du mec qui ne parvient pas à prendre une décision.

— La manipule pas comme ça, je lui dis, tu vas la casser.

J’avale ma potion. C’est du chouette.

Je chope à nouveau le flacon.

— Pose ça et suis-moi ! dit brusquement le tueur.

Je me sers une nouvelle tournée aux frais de l’établissement.

— Si tu ne radines pas tout de suite, je te déguise en passoire !

— Bessman ferait un drôle de cirque si tu lui démolissais son comptoir. Va le chercher, je préfère lui parler tranquillement devant un glass plutôt que dans son palais des mirages.

— Il ne descendra pas, il n’est pas à ta disposition.

— Ça reste à prouver. Manie-toi la rondelle, beau merle. T’entends ?

Il secoue ses épaules de bigorneur et se dirige vers un appareil téléphonique placé sous le comptoir.

— Boss ?

L’aboiement que je connais bien se fait entendre.

— Y a quelqu’un qui vous demande, en bas.

Il savoure son petit coup de théâtre en chambre.

— C’est l’Ange, fait-il avec emphase.

L’autre doit lui faire répéter à plusieurs reprises.

Puis c’est un martelage de la plaque vibrante, car Dark-Eyes est obligé d’éloigner un peu l’appareil de la coquille Saint-Jacques qui lui tient lieu d’oreille.

— Il t’attend en haut, me fait-il brusquement.

— Et moi je l’attends en bas. Si chacun reste sur ses positions, on n’est pas près de se rencontrer. Dis-lui de descendre et qu’il n’ait pas les jetons, je ne porte pas d’arme. J’accepte que tu me passes à la fouille avant de le rencontrer.

Il répète tout ça à Bessman.

— C’est bon, fait-il, il va venir.

Dark s’approche de mon tabouret.

— C’est vrai ce mensonge ? T’as pas de seringue sur toi ? Ça te ressemble pas beaucoup, tu dois te sentir un peu nu…

Il me palpe consciencieusement. Elle aurait fait un douanier de première classe, cette crème de nave.

Il tire de ma poche la plaquette de métal que j’y ai glissée à la banque.

— Qué zàco ?

— Du truc qu’on fabrique les robinets.

Il ne sait pas s’il doit garder le lingot ou me le laisser.

Il choisit un moyen terme et le pose sur le comptoir d’acajou.

C’est la première chose qu’aperçoit l’Autrichien en se radinant.

Il fronce le sourcil et se mord le coin de la lèvre.

Nos regards se croisent. L’Autrichien s’assied sans rien dire à mes côtés.

— Alors je lui fais, tu ne me félicites pas ? Des coriaces comme moi, on n’en fait plus que comme modèle d’exposition, tu ne penses pas ?

— Très fort, murmure-t-il. Je serais curieux de savoir comment vous vous y êtes pris pour vous sortir de ce guêpier ?

À ce moment, un zig de sa bande entre en courant, un journal à la main.

— Patron ! crie-t-il, il paraît que l’Ange…

Puis il m’aperçoit et ses châsses s’agrandissent comme deux gouttes d’encre sur un buvard.

Il tend le journal à Bessman.

— Voilà qui m’évitera de parler, dis-je.

Je jette un coup d’œil à l’édition spéciale.

On annonce la sensationnelle méprise. Les types du laboratoire ont éventé la substitution. Le journaliste écrit en toutes lettres que je suis le gangster numéro 1 ; le roi des rois, le dur des durs, le champion des champions. Il emploie tous les superlatifs que la cervelle moisie d’un scribouillard peut dénicher.

Bessman lit, sans sauter une lettre, la totalité de l’article. Il ressemble de plus en plus à un professeur.

Quand il a fini, il replie le journal et le dépose sur un tabouret voisin.

— Vous êtes une force de la nature, dit-il simplement.

Il regarde ses ongles soignés et souffle dessus comme font les gangsters de cinéma. Puis il les polit sur le revers de son veston.

— Je vous écoute, l’Ange.

Je me racle un peu la gorge.

— Voilà, commencé-je… En sortant du building cerné, je suis allé faire un petit tour à la Nationale. J’ai fait un peu de dégâts, là-bas. Vous n’en savez encore rien parce que nous sommes dimanche et que les banques sont fermées. Mais le gardien est mort, les grilles forcées et le coffre ouvert. J’ai prélevé un petit souvenir.

Je désigne le lingot.

— Pendant que je manœuvrais chez vous, vous manœuvriez chez moi. Vous avez su que j’avais kidnappé, la fille Kerrer, et vous vous êtes dit qu’il y avait un gros paquet à ramasser. Le kidnapping, c’est pas votre job, hein, mais là, l’occase était trop belle. Vous pouviez entreprendre toutes les négociations avec le financier en les mettant à l’actif d’un soi-disant complice à moi.

« Vous continuiez à garder votre nez propre, comme toujours.

« Alors après avoir remué vos méninges, vous avez fait opérer une descente chez le pauvre Crainquebille, vos foies blancs l’ont saigné et se sont emparés de la souris.

« Elle est ici. Alors je crois que le moment est venu de faire un grand trou et d’y foutre la hache de guerre. Voici ce que je propose : nous allons ramasser la rançon de la poulette et nous la partageons gentiment. Et puis, on tire un trait sur le passé. C’est O.K., Bessman ?

— Et en admettant que cela ne le soit pas ?

— Vous pensez bien que je ne suis pas venu ici, sans arme et le sourire aux lèvres, sans avoir mis ma part d’atout au frais. Avant de rappliquer ici, j’ai écrit plusieurs lettres à la police et aux coactionnaires de la Nationale, afin de les affranchir sur la question des lingots truqués. Si le pot aux roses est découvert, ça va donner une drôle de séance dans ce coin !

« Ces bafouilles, je les ai postées dans différentes boîtes aux lettres de quartier. La levée de ces boîtes ne sera faite que demain à huit heures. À ce moment, nous serons en possession du fric et je vous donnerai la liste des boîtes. Vous pourrez envoyer vos gnaces les relever avant les types des postes.

« Autre chose, n’espérez pas me faire dire où sont postées ces lettres en employant les grands moyens. Je ne suis pas le genre de fillette qui se met à table facilement. D’autre part, comme vous ne savez pas le nombre de lettres qui ont été écrites, vous ne pourriez jamais vérifier si je vous dis la vérité. Or il suffit qu’une lettre, une seule, parvienne à destination pour que votre beau château de cartes s’écroule.

Bessman se gratte le bout du pif.

— Qui me dit que vous serez régulier, et que vous me donnerez la liste complète des boîtes postales ?

— Nous sommes arrivés à un point où nous devons avoir confiance l’un en l’autre, car nous n’avons plus les moyens de faire autrement. C’est ma parole contre la vôtre car, à moi, qui me dit que vous ne voudrez pas essayer de me doubler malgré tout, et que vous ne m’assaisonnerez pas ?

Un faible sourire fleurit sa tronche austère.

— Marché conclu, l’Ange, dit-il enfin. Vous me plaisez.

— Parfait. En ce cas, je vais prendre pension chez vous jusqu’à demain. La chasse à l’homme a repris et je ne vois pas d’autres coins en ville pour être en sécurité.

Un quart d’heure plus tard, je suis attablé en compagnie de Maud Kerrer devant un poulet froid presque aussi sensationnel que celui qu’elle m’a offert la veille. Elle paraît inquiète, mais pas tellement effrayée, la gosse. Ces filles à papa ont le chic pour savoir crâner, même lorsqu’on leur cloque un cigare allumé dans le baigneur après les avoir assises sur un tonneau de poudre !