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Mais les gonzesses sont aussi rares dans ce bar que les idées dans le crâne d’un policeman.

Soudain je tique. Je viens d’arnoucher un pégreleux occupé à lire un journal. Il le lit en le tenant devant lui, ce qui est fort incommode lorsqu’on a une table à sa disposition pour l’étaler. De plus, il y a un trou à son journal. Et j’ai pris l’habitude, depuis des temps immémoriaux, de ne pas piffer les gnaces qui lisent à proximité de mon espace vital dans un journal percé. Mine de rien je siffle mon verre et je sors. Je file quelques mètres, puis je me planque derrière un pilier de soutènement du subway.

Je n’ai pas longtemps à attendre. Le bonhomme au canard percé quitte le bar et se dirige dans ma direction d’un pas tranquille.

C’est un grand type bien balancé, qui a des épaules de cariatide. Si son tailleur n’est pas passé par là, il doit être drôlement baraqué, le Monsieur…

Je porte la main à mon aisselle gauche, car il faut toujours avoir de quoi accueillir les zigotos qui ont tendance à mettre le pied dans votre vie.

Mais le costaud ralentit. Il s’arrête, tire une cigarette de sa poche et se la colle dans un coin de la bouche, puis il reprend sa marche en avant.

— Hello, l’Ange ! chuchote-t-il… Lâchez la pétoire que vous devez être en train de caresser et ne faites pas le méchant, on va causer gentiment.

Je reste pantois. Il a un drôle de coup d’œil, le mec ! Le voilà à ma hauteur. Sa cigarette toujours éteinte dans le bec. C’est un bipède de quarante ans environ. Sur ses gigantesques épaules, il y a une tête de zig qui a marné pendant trois générations comme punching-ball dans une salle d’entraînement. Il a le nez de travers, les arcades sourcilières et les pommettes proéminentes. Des petits yeux de goret frileux luisent au fond des orbites. Lui ne me regarde même pas. J’ai jamais vu un bonhomme aussi calme et sûr de soi.

— Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ? je demande.

Il mâchouille sa sèche et dit en guise de réponse :

— Mon nom est O’Massett, Jak O’Massett.

— Joli, fais-je, ça doit avoir une certaine allure, gravé en lettres d’or sur une pierre tombale. Et à part ça, qu’est-ce que vous faites dans l’existence ?

— Je suis agent spécial attaché au département d’État…

Intérieurement, je tique vachement. Mais mon self-control est à toute épreuve.

— Y a pas de honte, dis-je… Il faut de tout pour faire un monde…

O’Massett ne sourcille pas. Il broute un centimètre de sa cigarette et me montre un drugstore.

— Vous n’avez pas soif ?

— J’ai toujours soif. Chez moi c’est à l’état endémique.

Nous nous dirigeons vers la boutique. Elle est vide. O’Massett et moi nous nous asseyons à une table. Il commande deux bières-cognacs sans me demander mon avis…

— Alors, attaquai-je, n’en pouvant plus… Vous attendez quoi pour déballer votre paquetage ? Que je claque de curiosité ?…

— Vous avez quitté Mexico hier au soir, murmura-t-il, ses petits yeux perdus dans un rêve lointain.

— Et alors ?

— Nos services vous y avaient repéré.

— Vous n’avez pas demandé d’extradition ?

— Si…

— Mais vous avez préféré que je revienne tout seul ?

— C’est ça, oui…

— Vous m’avez suivi depuis l’aéroport ?

— Oui…

— Il y a plein de flics dans le secteur ? Vous allez me dire que le quartier en est pourri. Je parie que si on écartait ce bocal, là-bas, sur l’étagère, on en trouverait un derrière !

— Vous avez du feu ? coupe-t-il.

Je lui tends ma boîte d’allumettes. Il en frotte une et tire quelques bouffées. Puis, pour la première fois depuis notre rencontre, il sourit. C’est un rictus plus qu’un sourire.

— Regardez la porte de l’arrière-boutique, fait-il.

Je regarde. Je ne vois rien qu’un canon de colt braqué sur moi.

— Le garçon qui est de l’autre côté du canon, me dit O’Massett, s’appelle Swift. À trente pas, il coupe une carte à jouer placée de profil.

— Pas mal, appréciai-je. Pourquoi ne travaille-t-il pas dans un cirque ?

— Parce que, fait O’Massett, dans les cirques, on ne tire que sur des boules de verre. Lui préfère tirer dans la carcasse des gangsters…

Je réfléchis à toute allure. Je viens de me laisser fabriquer proprement.

Jamais arrestation ne se sera opérée avec autant de souplesse.

J’ai envie de jouer mon va-tout. Mais ce diable d’O’Massett a le don de lire dans les pensées de ses contemporains comme dans son journal habituel.

— Je sais que vous avez le secret de sortir votre feu en moins de deux secondes, l’Ange. Je vous prie de considérer qu’il ne vous serait d’aucun secours. Je me suis placé à votre droite, intentionnellement. Il faudrait au moins cinq secondes pour me descendre et jamais Swift ne vous laisserait vivre cinq secondes avec un feu dans les pattes. Il est très à cheval sur la consigne, vous savez…

— Conclusion ? je demande…

— Tirez-là vous-même, l’Ange.

— Je suis bon…

— Comme la romaine.

— Je suppose que je dois allonger mes mains bien à plat sur la table tandis que vous me passerez les bracelets ?

Il a un nouveau rictus.

— Vous avez deviné recta jusqu’à présent. Mais voilà que vous mettez le nez dans l’erreur, l’Ange.

Je tique drôlement, je vous jure.

— Sans blague, vous n’allez pas me faire croire que vous avez organisé ce nouveau Pearl Harbour simplement pour me faire une farce ! On n’est pas le premier avril, que je sache…

— Je pense que je ne vous arrêterai pas, dit O’Massett.

— Pourquoi ? C’est votre semaine de bonté ?

— Je suis convaincu que vous accepterez la proposition que je vais vous faire.

Il y a un instant de silence. Je regarde tour à tour le canon du colt qui ne frémit même pas, la gueule bosselée et impassible d’O’Massett, et celle, livide, du barman, qui joue au type très occupé.

— Une proposition ! C’est bien la première fois qu’un flic me tient ce langage, Monsieur O’Massett.

Je pousse un petit ricanement très réussi et j’ajoute :

— Une proposition, c’est un marché. Un marché, c’est un échange… Je suis à votre merci, O’Massett. Je n’ai rien à proposer. En ce moment, je suis à sec. Je ne détiens aucune riche héritière, aucun joyau rare, aucun document secret. Je suis tout seul dans le monde avec pour toute fortune quelques centaines de dollars et un luger. Et vous voulez me faire une proposition.

— Oui, dit résolument le grand type.

— Vous m’offrez quoi ?

— Un coup d’éponge sur votre passé et un passeport pour un autre continent. Le plus éloigné du nôtre de préférence.

— Hum, fais-je, ça doit être cher…

— Très cher…

— Je vous répète que je n’ai rien…

— Si vous n’aviez rien, vous auriez déjà du fer au poignet ou dans la viande, l’Ange.

Il a le sens du coup de théâtre, O’Massett. La progression dramatique n’a pas de secrets pour sa pomme.

— Allez-y, énumérez-moi mes richesses…