Il écrase sa cigarette à demi consumée sous son talon. Décidément, ça n’est pas un fumeur.
— Vous êtes un hors-la-loi, l’Ange, et le type le plus coriace que nous ayons connu ; vous êtes gonflé à bloc et puis…
— Et puis ?
Il vide son verre de bière, par-dessus son godet de cognac.
— Et puis vous savez tuer, conclut-il.
Je mets plusieurs minutes à récupérer. Si je n’avais pas qu’un simple godet dans la brioche, je jurerais que je suis miro. Le gars qui trouverait une chauve-souris dans son ice-cream ne serait pas plus ahuri que je le suis présentement.
— Si on cessait de faire du cinéma, O’Massett ? je propose brusquement. Ça vous consisterait d’étaler vos pions sur le tapis ?
— J’ai besoin de vous, l’Ange.
— Pour une mission délicate ?
— Tellement délicate que je ne puis la confier à un homme de chez nous, même au plus fortiche, et nous en avons qui valent leur pesant de moutarde.
— Cambriolage ?
— Non, autre chose…
— Un meurtre ?
— Mettons, une exécution… Il y a des circonstances où la loi doit rester à la porte. Raison d’État, l’Ange. Il existe en ce moment, dans cette ville, un homme que le gouvernement des U.S.A. souhaiterait enterrer en musique.
— O.K., dis-je. L’ambassadeur soviétique, je parie ?
— Les Soviets, pour une fois, n’ont rien à voir là-dedans. Et puis je vous fais remarquer au passage, que l’ambassadeur soviétique ne réside pas à New York, mais à Washington. Il s’agit d’une personnalité d’un autre ordre.
Il se passe la main sur le visage.
— Nous sommes aujourd’hui le mercredi 18 septembre.
— C’est ça, oui.
— Il faut que, vendredi prochain, l’homme en question soit mort…
— Vendredi prochain ?
— Avant six heures du soir, c’est capital.
Chapitre II
Le silence retombe sur nous comme un brouillard.
O’Massett pousse un grognement.
— À vous de parler, fait-il.
— On pourrait avoir un double Cinzano ? À valoir sur le contrat ?
— Vous acceptez ?
— Vous avez déjà vu un type qui se noie refuser la bouée qu’on lui balance ?
— Non, admet-il, jamais.
— Alors ?
Il frappe dans ses mains.
— Un double Cinzano ! lance-t-il au barman.
Le barman prépare la consommation en tremblotant. Ses croquantes font le même bruit que le cube de glace qu’il agite au fond du verre.
O’Massett se penche sur moi.
— Vous devez agir seul et rapidement, l’Ange…
— Qu’est-ce que vous vous figurez ? Que je vais aller au bureau de placement du coin, pour chercher de la main-d’œuvre ?
Il paraît vaguement gêné.
— Je pourrais vous prendre en traître, ajoute-t-il, mais ça n’est pas mon genre. J’aime mieux jouer franco avec vous.
— Merci.
— Le personnage à abattre est bien gardé. C’est un renard qui se doute de ce qui l’attend. Il ne sera pas facile à toucher.
— O.K.
— Autre chose…
Il paraît de plus en plus embêté, O’Massett.
— Oui ?
— Outre ses gardes du corps, il est aussi protégé par nous.
J’ouvre des cocards grands comme la piste de Cincinnati.
— Par vous ?
— Oui. Vous aurez donc à jouer contre nous, l’Ange. Nos hommes feront tout ce qui est en leur pouvoir pour sauvegarder la vie du type. Ce sont des coriaces ; ils ont la consigne de veiller sur lui et ils le feront. Nous leur avons donné cette consigne parce qu’il ne nous est pas possible d’agir autrement. Vous jugez si l’affaire est compliquée !
— Du vrai goudron ! dis-je.
— Vous n’avez donc rien à attendre de nous, pas la moindre complaisance. Rien. Évitez surtout de tomber entre nos pattes, car je vous ferais descendre pour être assuré de votre silence. Si tout marche bien, rendez-vous vendredi soir, mettons à huit heures, ici. Je vous apporterai les paperasses et un billet d’avion. Vu ?
— Vu. Qui est le type en question ?
Il tire son journal crevé de sa poche.
— Sa photographie est en première page, et vous trouverez les renseignements nécessaires dans l’article qui l’accompagne.
— Parfait.
— Vous allez vous lever et partir. Avez-vous de l’argent ?
— Si peu, qu’un mendigot me traiterait de pingre si je lui refilais ce que je possède…
— Voilà cinq papiers, l’Ange.
Je regarde les cinq billets de mille dollars qu’il me tend, en un minuscule rouleau.
— Merci.
Je jette un dernier regard au canon de colt embusqué derrière le rideau de perles. Il me suit du regard lui aussi.
Je touche le bord de mon feutre.
— À vendredi, murmure O’Massett.
— C’est ça, je lui réponds, à vendredi… Sinon, rancard en enfer, un de ces quatre…
Je sors. Le jour est complètement levé.
Mon premier soin est de chercher un petit hôtel peinard où je pourrai prendre une bonne douche.
J’en déniche un pas très loin. Je prends une chambre et, comme je n’ai pas de bagages, je paie trois jours d’avance pour tranquilliser le taulier.
La piaule est modeste, mais confortable. Il y fait tiède et doux. Je me dessape et me glisse dans le tub. Rien de tel qu’une bonne douche froide pour rebecqueter un mironton fatigué. Je sonne le garçon d’étage et je lui dis d’aller m’acheter une chemise neuve et des chaussettes. En attendant qu’il revienne, je me glisse dans le plumard et j’ouvre enfin le journal. En première page trône la photographie du sénateur Pall. Je regarde au-dessous, il y a celle de miss Amérique, puis, plus bas, une vue panoramique des nouvelles cités Ford.
Je pousse un petit sifflement.
En effet, O’Massett voit grand s’il compte me faire liquider le sénateur Pall. On ne parle que de ce mec-là depuis plusieurs semaines. Il s’est fait le champion du désarmement et a pris la tête d’un vaste mouvement en faveur de la cessation de la guerre de Corée, de la divulgation des secrets atomiques et d’un tas d’autres trucs. Son patacaisse a pris une telle extension que le Sénat est sur le point de voter des lois dans le sens désiré par Pall. L’opinion publique est de son côté. M’est avis que le gars en question est un utopiste ou, alors, un drôle de petit combinard.
Je regarde sa bobine. C’est un type assez jeune, maigre, l’air farouche derrière de petites lunettes à monture de métal.
Je lis l’article qui lui est consacré. Le canard en question paraît être à fond pour lui et le célèbre en termes qui feraient rougir de confusion un ténor d’opéra.
Les idées de Pall me laissent de glace. Je suis quelque chose comme le monument du « je m’enfoutisme ». Que la bombe H soit la propriété exclusive des U.S.A. ou qu’on la vende dans tous les Prisunics de l’Univers m’importe peu.
Ce qui compte, c’est le moyen d’atteindre Pall. Pour cela, le côté mode de vie du zigoto m’intéresse davantage que sa profession de foi.
L’article m’apprend qu’il crèche dans une maison particulière près du pont de Brooklyn. Il est gardé par deux hommes de confiance qui couchent devant sa lourde, et plusieurs fédés se baguenaudent dans sa rue. Lorsqu’il sort, il y a deux bagnoles, et on ne sait jamais dans laquelle des deux, il a pris place. Bref, ce champion de la paix mène une existence de dictateur. M’est avis que ça va être vachement coton de l’envoyer au tas !