Le garçon radine avec une limace jaune canari qui flanquerait le hoquet à un daltonien.
Je lui allonge une demi-jambe et je me fringue.
La journée s’annonce assez belle. Mais un vent violent court dans les rues.
Je serre la ceinture de mon trench-coat et j’entre dans une cafétéria pour m’expédier un petit quelque chose dans le cornet. Un hot dog et un café achèvent de me mettre en état de marche.
Je me dis alors que le mieux est d’aller faire un petit tour de reconnaissance du côté de Brooklyn.
Je murmure « En avant » et je prends le commandement de ma patrouille.
Je n’ai aucun mal à dénicher la rue où se terre le sénateur Pall. J’en ai encore moins à repérer son terrier.
Il me suffit de voir les types aux larges feutres qui stationnent dans une portion de la rue pour comprendre que c’est là. Ces mecs sentent tellement la bourdille qu’il faudrait se mettre des boules de naphtaline dans les narines pour ne pas les flairer. Ils ont de ces attitudes innocentes comme on n’en voit guère que dans les studios de cinéma. Les uns lisent le journal, d’autres font mine d’attendre quelqu’un, d’autres encore se contentent de mastiquer de la gum, adossés à des façades.
On les sent tous prêts à porter la main vers la même partie de leur habillement. Un type qui aurait le malheur d’éternuer serait illico déguisé en ruban de limonaire.
Je passe paisiblement, comme un brave mec qui s’en va au blot, sous les regards méfiants des condés. En dépassant la porte cochère je jette un coup d’œil rapide. J’aperçois une cour avec des pelouses et des jets d’eau. Il y a encore des mecs par là. Il est rudement bien gardé, Pall. Il doit avoir des matuches jusque dans la chasse d’eau de ses waters, probable. Je m’éloigne en réfléchissant sérieusement. La partie va être duraille. D’autant plus duraille qu’il n’est pas un flic dans tout le pays qui ne possède mon signalement. Si j’ai le malheur d’attirer un tant soit peu l’attention, je vais être repéré, et ce sera la corrida.
Vous allez me dire, futés comme je vous connais, qu’il y aurait bien une solution. Cette solution consisterait à tirer mes poils de ce merdier. Je n’ai pas signé de contrat avec O’Massett. Rien ne m’empêcherait de jouer la fille de l’air en le laissant en carafe. Après tout, il ne m’a rien fait, le sénateur Pall. Si ça lui chante de jouer les Don Quichotte, c’est son affaire… Ils me courent tous, ces pieds nickelés, avec leurs raisons diplomatiques. J’ai autre chose à maquiller sur terre que de jouer les tueurs à gages, même lorsque le patron s’appelle l’oncle Sam.
Pourtant je suis fait comme un rat. Je connais les fédés, et je ne les sous-estime pas. On n’a jamais intérêt à sous-estimer un adversaire, au contraire. Je sais pertinemment que, de la manière dont s’est engrenée cette histoire, je n’ai pas d’autres ressources que de jouer les cartes qu’on m’a refilées. O’Massett est là, dans l’ombre, avec ses zouaves, des champions ceux-là, qui ne perdent pas un pouce de mes faits et gestes. Si je rends les billes avant la fin de la partie, il m’arrivera une rafale de moustiques en acier calibré et ces salauds palperont encore un paquet de biffetons impressionnants pour les récompenser d’avoir lessivé l’ennemi public numéro 1. Conclusion, je dois donner satisfaction à mes employeurs, sans quoi, c’est l’Ange Noir qui débarquera chez Saint Pierre, sa valtouze de peccadilles sous le bras.
Tout en m’éloignant, je réfléchis. Il faut absolument que j’étudie de près la vie de la maison Pall pour trouver le défaut de sa cuirasse. Seulement, étudier la vie d’une ruche n’est pas facile. Et pour une ruche, c’en est une, une chouette : avec les flics en guise d’abeilles…
Je tourne dans une autre rue, toujours plongé dans mes pensées comme dans un tas de foin.
J’avise soudain un marmot en arrêt devant un bazar. C’est un gosse d’environ six ans, pauvrement, mais correctement vêtu, comme on dit dans les romans pour les jeunes filles lymphatiques. Je lui caresse la tête en passant, il se retourne et me sourit. Il a une bonne bille, le chérubin. Je vais continuer mon chemin, quand il me vient une idée.
— Comment t’appelles-tu ? je demande.
— Peter, M’sieur…
— Tu habites le quartier, Peter ?
— Au bout de la rue, oui, M’sieur.
— Que font tes parents ?
Il est pratique, le chiard, car il commence par le commencement.
— Mon père est mort, dit-il.
C’est en effet une fameuse raison sociale.
— Et ta mère ?
— Elle travaille…
— Tu es seul ?
— Oui, Monsieur…
Je pousse un grand soupir, car la chance est avec moi.
Je lui prends le menton.
— Écoute-moi, Peter, sais-tu aller à bicyclette ?
— Non, M’sieur…
— Ça te ferait plaisir, si je t’apprenais à aller à vélo ?
Ses yeux brillent, puis s’éteignent presque aussitôt.
— Mais j’en ai pas, M’sieur…
Je désigne le bazar.
— J’en aperçois un rudement beau, là-dedans, Peter. Ça te dirait que je te l’achète ?
Il ne sait plus que penser. Il me regarde, puis regarde la bécane. Ses grandes oreilles de gosse mal nourri semblent remuer. Elles deviennent cramoisies.
— Un vélo, balbutie-t-il.
— Oui, Peter.
— Pour… pour moi ?
— Pour toi tout seul, Peter.
— Je pourrai le ramener à la maison ?
— Évidemment, puisqu’il sera à toi. Mais avant, je t’apprendrai à aller dessus, tu veux bien ?
— Oh oui !
Nous entrons dans la boutique et j’achète le vélo. C’est un chouette petit engin, bleu, avec une sonnette nickelée.
Lorsque nous sortons l’enfant bat des mains.
— Merci, M’sieur ! s’écrie-t-il.
J’ôte ma ceinture et je la lui passe autour de la taille en conservant chacune des extrémités dans ma main.
— Tu verras, Peter, ça ira tout seul.
Il commence à pédaler en zigzaguant dangereusement, mais grâce à la ceinture, je réprime ses embardées. Comme il a le sens de l’équilibre, je me dis qu’il ne mettra pas longtemps à apprendre.
— Écoute, Peter, on va faire le tour du bloc, tu veux ?
— Oui, M’sieur.
— Ne m’appelle pas Monsieur. Appelle-moi Dick… Tu veux ?
— Oui, M’sieur.
— Oui, qui ?
— Oui, Dick !
Je l’oriente du côté de la baraque du sénateur.
— En route, fiston.
Chapitre III
Nous voilà en vadrouille sur le trottoir, Peter et moi. J’ai tout du bon papa qui est ravi d’initier son mouflet aux joies de la bicyclette. Rien de tel pour passer inaperçu. L’enfance est le symbole de confiance.
En effet, les matuches se mettent à nous bigler d’un œil amusé. Ce petit intermède leur change les idées, à ces pauvres chéris.
Adroitement je guide Peter, sans en avoir l’air, vers la porte de la propriété. Parvenu devant la vaste grille, je m’arrange pour qu’il fasse un valdingue. Il s’amoche le pif sur le bitume, Peter. Mais c’est un vrai Jules, et il ne chiale pas. Je lui tamponne la façade avec un mouchoir en prononçant des paroles de réconfort. Tout en agissant de la sorte, je reluque soigneusement l’intérieur de la cour. Au fond il y a un perron et, devant ce perron, deux bagnoles sont rangées. Elles sont de même marque, de même couleur. Ce sont certainement les deux carrioles dont parlent les journaux… Donc le sénateur n’est pas encore sorti…