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— Pas trop près, dis-je au chauffeur, il est méfiant, le bougre.

La voiture débouche sur l’East River et s’engage sur le pont de Brooklyn. Je surveille intensément ses pneus et j’ai la satisfaction de constater que celui de l’arrière droit se dégonfle rapidement, il est constellé de clous dorés.

Le chauffeur ne tarde pas à s’en apercevoir. Il stoppe.

— Arrêtez-vous aussi, ordonnai-je à mon chauffeur.

Il obéit.

— Sonnez votre pote de l’autre bolide.

Il obéit. Je lui attrape l’écouteur des mains sitôt qu’il a composé le numéro.

— Allô ! fait la voix de l’homme au gros nez.

— Ici le journaliste, comment ça se passe de votre côté ?

— Ça se passe pas ! gouaille-t-il. Les gars ont crevé avant d’arriver au coin de la rue.

— Et alors ?

— Alors ils sont retournés à pinces à la cabane. Ils ont dû rouler sur la planche à clous d’un fakir, car ils ont deux pneus ratatinés…

— Le sénateur était parmi eux ?

— Non.

— Vous en êtes certain ?

— Vous parlez que je connais sa bouille, à Pall, depuis quinze jours qu’on la voit sur vos sacrés journaux…

— Merci…

Il sent que je vais raccrocher, alors il beugle dans l’appareil.

— Hé ! patron, n’oubliez pas l’autre moitié du biffeton…

— Qu’est-ce qu’on fait ? me demande mon voisin de siège.

C’est justement ce que je suis en train de me demander. La circulation est dense sur ce sacré pont et notre arrêt provoque un léger embouteillage. Un flic en uniforme nous fait de grands gestes pour nous donner l’ordre d’avancer.

— Si je reste là, je suis certain de dérouiller une amende, se lamente mon chauffeur.

Il a raison. Je me fous de l’amende qu’il peut attraper. On le passerait à la chaise électrique que ça n’aurait pour moi pas davantage d’importance, mais je comprends que le temps presse et que le moment d’agir est venu. Le chauffeur de Pall est descendu pour constater les dégâts. Il voit les clous qui garnissent son pneu, fait un grand geste et appelle l’un des gardes du corps pour lui faire constater le désastre. Je m’aperçois alors qu’il ne reste plus que trois hommes à l’intérieur de l’auto. Je les distingue confusément par la vitre arrière. Il y en a deux derrière et un sur le siège avant. Celui de l’avant ne peut pas être le sénateur.

— Avance ! dis-je sourdement au chauffeur.

Il est un peu surpris par le tutoiement, choqué peut-être, mais il serre les dents et embraye.

— Doucement ! dis-je, et au moment de doubler notre mec, ralentis le plus possible, je veux vérifier que le sénateur se trouve bien à l’intérieur…

Il doit y avoir quelque chose d’insolite dans ma voix, car brusquement il sursaute et demande :

— Vous devez bien avoir une carte de presse, si vous êtes journaliste ?

— Et comment ! je lui dis…

— On peut voir comme c’est fait ?

— Bien sûr, mon bijou, bien sûr…

Je tire mon feu et je lui colle sous le nez.

— Ça te va, comme ça ?

Il pâlit, et devient extrêmement grave.

— Réponds ! Ça te va ? Il est plein comme un boudin, tu sais. Et il ne fait pas plus de bruit qu’un pétomane. Avec le tohu-bohu de la circulation, je pourrais te loger une paire de dragées dans l’estomac et m’éclipser sans que personne s’aperçoive de rien. Tu piges ça, avec ton petit cerveau déshydraté ?

— Oui, oui…

— Alors fais ce que je te dis, rien que ce que je dis, comme je te dis…

Chapitre IV

Ceux qui n’ont jamais discuté le bout de gras avec un pégreleux tenant un Luger dans les pattes ne peuvent pas savoir à quel point votre interlocuteur est d’accord avec vous. Toutes les difficultés s’aplanissent ; tout devient facile et cordial dans les relations.

Mon chauffeur serre un peu les mâchoires et s’apprête à doubler la voiture du sénateur. Moi je baisse la vitre de mon côté et j’ajuste mon distributeur d’auréoles dans ma main. Il s’agit d’avoir le coup d’œil et le réflexe à la hauteur des circonstances. Pour ces denrées-là, faites confiance à l’Ange Noir. Je suis le type qui remplace la graisse de cheval mécanique.

La circulation est telle qu’il n’est guère aisé de doubler. Nous y parvenons pourtant. Comme nous atteignons la voiture accidentée, je repère le sénateur Pall. Il est juste comme sur sa photo, avec un air lointain que le portrait ne rendait pas bien. Il paraît être ce qu’on appelle dans les nuages. Tant mieux, il aura moins de chemin à faire pour se pointer au paradis.

Pour plus de sûreté, je replie mon coude droit et utilise mon bras comme point d’appui.

Maintenant je pourrais fermer les deux châsses, si ça vous faisait plaisir, cela ne m’empêcherait pas de faire mouche. Comme vous ne me demandez rien, je n’en ferme qu’une. L’autre place exactement le guidon de mon arme dans la calebasse du père Pall. Je tire.

La vitre de l’autre voiture fait des petits et le sénateur a un soubresaut terrible. Je constate qu’il a un œil qui lui pend sur la joue, au bout d’un filament rouge, comme un minuscule et sanglant yo-yo.

— Mouche ! que je m’écrie.

Mon chauffeur est pâle comme un pot de yaourt.

— Tu peux mettre les gaz, lui dis-je, c’est même recommandé dans un cas pareil.

Pour le stimuler, je lui pique la brioche avec le canon de mon feu.

Ça lui fait l’effet que les épinards font à Malhurin Popeye. Brusquement il se prend pour Nuvolari et, au mépris de toutes les lois de la circulation, fonce comme un bolide dans le flot des véhicules.

— Molo, coco ! fais-je sèchement. T’as des fourmis rouges dans ton slip, ou quoi ?

Il revient un peu sur terre et conduit plus raisonnablement. Pour ma part, une joie très pure m’inonde. J’avais pas des magnes à chercher au père Pall, mais ça m’a fait bigrement plaisir d’avoir accompli si rapidement et d’une façon si impeccable ma mission. Les gardes du corps n’en sont certainement pas encore revenus.

Une chance que leur bagnole soit inutilisable. Une chance que l’attentat se soit produit au milieu d’un pont. Nous filons à tout berzingue à travers la ville.

— Où qu’on va ? demande le pilote du taxi.

— Ailleurs, fais-je simplement.

Il n’insiste pas et continue d’enfoncer son accélérateur dans le plancher. Il est plutôt hébété, le loufiat, des trucs comme celui qui vient de se passer, il n’en a jamais vu qu’au cinéma jusqu’à présent. Il me vient une idée.

— Conduis-moi dans la 34e Rue, Toto, devant le Waldorf Astoria.

Il est temps, en effet, que j’évacue ce tréteau, car sur les trois gnaces accompagnant le sénateur, il y en a peut-être un qui n’a pas une cuillerée de caviar à la place du cerveau et qui a noté le numéro de notre bolide.

L’endroit où je me fais conduire est idéal, parce que le Waldorf Astoria est traversé par un passage, l’allée du Paon, qui fait communiquer la 34e et la 33e Rue. Façon discrète de disparaître dans le brouillard.

Nous atteignons bientôt l’endroit indiqué.

— Range-toi un peu plus loin, Toto.