Le fil ayant craqué, ça n’est plus un collier, mais une simple poignée de pierres. Il n’y en a pas lersche du reste ! La môme en aura perdu un wagon. Je réfléchis : à quel moment cet incident s’est-il produit ?
D’ordinaire, lorsqu’on perd un collier on le perd entièrement ou bien, si l’on s’aperçoit que le fil s’est rompu, on ramasse toutes les perles qui le composent.
Là, c’est vachement bizarre : Carolina a fait craquer son collier et n’a ramassé que quelques pierres… Pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas eu le temps d’en récupérer davantage ? Ou bien, les ayant toutes ramassées, en a-t-elle reperdu par la suite ?
Le point mystérieux qui me contriste, c’est que, n’ayant pas lâché la petite d’un poil — si je puis dire —, je ne me sois aperçu de rien !
Et puis, brusquement, ça se met en place sous mon caberlot. Vous savez, ça fait comme les boules dans le billard russe. Ça passe dans les bons trous numérotés.
Je me cintre ; le nègre me regarde en riant.
Nous abordons sur l’autre rive de l’Hudson.
Il y a toute une floppée de barlus amarrés là. Le nègre attache sa barque à une bitte, et nous ordonne de le suivre.
J’obéis, mais sans lâcher mon petit ramoneur. Mon index est bien accroché à la gâchette, le museau du feu est juste en face du dos puissant du nègre. S’il jouait au con, il y aurait illico un trou dans ma poche et, presque simultanément, un autre dans ses reins.
— On va loin ? je demande à Blanche-Neige.
— Ci tout à fait là, dit-il.
Je décide de la fermer et d’attendre la suite du programme.
Nous quittons la berge et empruntons un petit chemin champêtre qui se faufile au milieu de superbes propriétés. Nous arpentons une centaine de mètres et parvenons devant la grille d’une superbe maison de style « Sécession ». C’est imposant comme un sermon évangélique. Il y a du fromage au-dessus des portes et des fenêtres, des amours joufflus sous le toit, des pelouses mal entretenues, des massifs abandonnés, des haies non taillées.
Le nègre ouvre la grille. Il s’engage dans l’allée principale. Carolina est sur ses talons, l’Ange Noir sur ceux de Carolina. On dirait trois mômes en train de jouer au chemin de fer. Dans ces sortes de jeux, je préfère figurer le fourgon de queue, c’est tellement plus prudent !
Le négro escalade le perron et introduit une clé dans la serrure. La porte s’ouvre. Nous entrons. Il y a un grand hall avec des tentures défraîchies. Je dis :
— Stop !
Mes compagnons se retournent.
Alors je tire mon feu de ma poche.
— Écoutez-moi un peu, mes agneaux, fais-je avec un petit sourire engageant.
Ils me regardent, le sourcil froncé.
— Avant d’aller plus loin, poursuis-je, je vais vous raconter une histoire : celle du Petit Poucet.
« Il y avait une fois, une jolie grognasse nommée Carolina qui s’était lancée dans un pastaga maison avec un gangster réputé, nommé l’Ange Noir.
« Cette môme avait des idées plein sa jolie caboche. Elle avait pris soin, avant de s’embarquer dans cette aventure, de se faire suivre par un bon négro. Mais l’homme propose et, en l’occurrence, le moricaud dispose. Les choses tournèrent de telle manière que l’ange gardien perdit la trace de sa patronne. Celle-ci s’en aperçut et, pour se manifester, ne trouva rien de mieux que de casser le fil de son collier et de semer çà et là les pierres d’Italie qui le composaient.
« Le bon négro retrouva la trace de la ravissante jeune fille. Ils emmenèrent le vilain gangster dans une maison abandonnée, lui mirent une balle dans le bocal, et coulèrent des jours heureux.
J’éclate de rire en voyant leur trompette.
— Allons, dis-je, si on cessait de tricher pendant un moment ?
Je fais tourner mon feu au bout de mon index, juste comme fait Dick Raffal dans « La Fille du ranch » avant de bigorner le faux jeton qui mettait du carbure dans les encriers de l’école de filles.
— Annoncez la couleur, les petits, et le premier qui joue au gland, je le perfore, vu ?
Ils sentent que c’est du sérieux et la bouclent. Le nègre ne rigole plus, il pâlit, ce qui est assez pittoresque pour un Noir.
— Vous êtes le diable, murmure enfin Carolina sur un ton de fervente admiration.
— Possible, fais-je, y a même des jours où je me palpe le front pour voir s’il n’y pousse pas de cornes.
Carolina s’avance d’un air déterminé jusqu’à une porte et l’ouvre.
— Entrez, propose-t-elle.
— Après vous.
Nous pénétrons dans une pièce qui a dû être un salon mais qui n’est plus qu’un dépôt de bric-à-brac. Des fauteuils munis de housses, des meubles empilés, des toiles d’araignées et une tenace odeur de moisi.
Nous nous asseyons dans la poussière.
— Je parie que vous allez me proposer une tasse de thé !
— Non, fait-elle, pas du tout… Je vais vous proposer autre chose…
— Allez-y, je serais curieux de savoir quoi.
Elle fait signe au nègre de s’éloigner.
— Hé, fais-je, minute ! Je tiens à avoir tout mon monde sous la main.
Carolina hausse les épaules.
— Que craignez-vous ? demande-t-elle. Vous m’avez à votre merci. Au moindre fait insolite, vous pouvez m’abattre.
Je me rends compte qu’elle dit vrai, mais je continue à jouer les gros durs méfiants qui ne s’en laissent pas conter.
— Ce que j’ai à vous dire doit se dire entre quatre zyeux, l’Ange.
J’hésite, puis je dis au nègre de s’éclipser. Il se fait la valise comme une ombre.
— Alors ? je demande.
Elle me regarde bien calmement, bien cordialement, et tout à coup je reçois une secousse. Une secousse provoquée par la surprise. Car, soudainement, le regard de Carolina s’est modifié. Il ne reflète plus cette crainte de la petite môme capricieuse qui s’est fourrée dans un merdier dont elle rêve de sortir. Non, ce qu’on lit dans ses ravissantes prunelles, c’est une calme, une froide, une implacable résolution. Je comprends qu’elle n’a pas du tout une nature passive et que, si elle a joué les fillettes apeurées jusqu’à présent, c’était uniquement pour pouvoir me voir venir à son aise.
— Pourquoi croyez-vous qu’on a abattu le sénateur Pall ?
Sa question me déconcerte.
— À vrai dire, ma chérie, je n’en ai plus la moindre idée ! Je me suis fait doubler par O’Massett et, depuis, je suis dans la position du gars qui apprend à nager dans une cuve de goudron.
« Je croyais servir des intérêts nationaux, occultes, certes, mais nationaux tout de même, et je m’aperçois que j’ai été victime d’un dégourdoche…
Elle prend son temps…
— On a liquidé Pall, fait-elle calmement, parce que Pall était détenteur d’un secret ; c’est ce secret qui lui permettait de faire pression sur certains personnages…
— Ah ?
— Oui.
Je hausse les épaules.
— Écoutez, Carolina, entre nous et l’Empire State Building, que pensez-vous que tout cela puisse me foutre ? Je vais vous exposer ma façon de penser : vos salades m’enchosent. J’ai, pour l’instant, deux objectifs : primo, me sortir de ce pétrin par n’importe quel moyen ; secundo, remettre la main sur O’Massett et lui prouver qu’on ne prend pas l’Ange Noir pour une portion de moules.
Elle laisse passer ma crise, puis elle me regarde à nouveau, et ses châsses, une fois de plus, me mettent les doigts de pied en bouquet de violettes.