— Je peux continuer ?
Je fais un signe d’assentiment.
— Bon, écoutez-moi. Quelqu’un a tout mis en œuvre pour qu’on liquide le sénateur. Ce quelqu’un est un type à la hauteur en la personne de cet O’Massett. Maintenant, Pall est mort.
— Je sais.
— Mais son secret demeure un secret, c’en est même de plus en plus un…
— Allez, continuez. Qu’est-ce qui vous intéresse ? De venger Pall, ou de découvrir son petit jardin intime ?
Elle énonce d’un ton glacé :
— Je me moque de Pall.
— Je croyais que vous étiez sa maîtresse ardente ?
— J’étais sa maîtresse, pour mieux pénétrer dans son intimité.
Tout s’illumine comme une vitrine de Noël.
— Vu. Mais alors, pourquoi avez-vous tenté de me scraper ?
— Parce que je craignais que vous fussiez arrêté.
Je fronce le nez.
— Ma parole, nous flottons en plein délire. Qu’est-ce que ça pouvait vous fiche que je sois arrêté ?
— On vous aurait interrogé, vous auriez donné le signalement de l’homme qui vous avait proposé cette affaire. Peut-être, à travers lui, serait-on remonté à la source, et la source, c’est le secret. Un secret pareil, mon cher, doit valoir plusieurs millions.
Je tique.
— Plusieurs briques !
— Si vous voulez… Puisque nous avons décidé de jouer cartes sur table, je vais vous avouer une chose : voilà plus de six mois que je suis devenue la secrétaire d’abord, puis la maîtresse du sénateur, dans l’unique espoir de découvrir cette vérité qu’il cache. Une vérité qu’on cache s’appelle un secret. Les choses ont évolué depuis hier, et je crois que vous êtes exactement l’homme qu’il me faut. L’Ange, voulez-vous que nous mettions nos cartes en commun pour jouer cette partie ?
Sa proposition m’arrive en plein dans les gencives.
Ma première réaction est la stupeur, ma seconde, la joie. Je trouve que l’existence est marrante. C’est l’imprévu qui donne à la vie tout son sel. Et de l’imprévu, je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais il y en a autant dans ma vie qu’il y a de trous dans une tonne de gruyère.
Lorsque je me suis gondolé la prostate tout mon chien de saoul, je prends Carolina par les épaules et je l’attire contre moi. Je vais pour l’embrasser, mais elle fait un saut de carpe et dit, presque brutalement :
— Je vous en prie ! Nous nous connaissons maintenant, alors cessons ce genre de plaisanterie.
Comme je n’ai pas l’habitude qu’on me parle sur ce ton, je lui sucre une mornifle, histoire de la remettre au pas.
Puis, malgré les yeux de tigresse en délire qu’elle me coule, je la serre contre moi et je lui refile un baiser tellement long qu’un pêcheur de perles aurait été obligé de remonter à la surface avant qu’il soit terminé.
— D’accord, Carolina, je lui dis, on s’associe. Seulement mon amour, à partir du moment où on est deux quelque part, c’est moi qui commande, faut pas m’en vouloir, ça doit être congénital. Je tiens à ce que tu te pénètres bien de cette vérité première.
Elle baisse la tête. Visiblement, sa rancœur est duraille à gober, mais elle reprend le dessus.
— Marché conclu, fait-elle.
— Tu ne crois pas que la première chose à faire, serait de se mettre à jour ?
— Qu’entendez-vous par là ?
— Tu peux me tutoyer, je t’y autorise.
Elle hausse les épaules.
— Si vous voulez ! Qu’entends-tu par se mettre à jour ?
— Tu sais à peu près tout de mon rôle dans l’affaire, je ne peux en dire autant de toi, Carolina. Or, on ne réussit jamais de la belle ouvrage si l’on n’a pas une idée précise de quels outils on dispose. En conséquence, je te serais reconnaissant de répondre à mes questions avec le maximum de précision. Tu y es ?
— Oui.
— Comment as-tu découvert qu’il existait un secret Pall ?
Elle secoue légèrement la tête.
— Ça remonte à l’année dernière, fait-elle mollement.
— Même si ça remontait au déluge, je serais curieux de savoir…
— Eh bien…
Elle hésite à nouveau.
— Non ! criai-je, je ne vais pas t’arracher chaque syllabe avec des forceps. Ou tu parles, ou j’agis. Choisis.
Le langage est déterminant.
— J’étais secrétaire chez Marrow…
— L’industriel ?
— Oui.
— Secrétaire à la flan, ou secrétaire pour de bon ?
— Secrétaire pour de bon.
— Et alors ?
— Un jour, Pall, que je ne connaissais que de nom, a demandé audience. Marrow, qui n’appartenait pas du tout au même parti politique, craignant de se compromettre, a refusé. Alors Pall a griffonné une lettre et m’a prié de la remettre à Marrow. Il m’a dit : « Lorsque M. Marrow sera décidé à me recevoir, prévenez-moi. » Et il a laissé son numéro de téléphone.
— Tu as lu la lettre ?
— Oui.
— Que disait-elle ?
Elle se recueille.
— C’était très bizarre. Le texte disait mot pour mot : « Pourquoi ne parlerions-nous pas du petit homme dont les carottes sont cuites ? » Et c’était simplement signé P.
— Captivant ! Alors ?
— Marrow, lorsqu’il a eu lu ça, est devenu tout pâle. Je me rappelle, ses doigts tremblaient.
— Et puis ?
— Il m’a dit de téléphoner à Pall qu’il l’attendait. Ils se sont vus. Depuis lors, tous les mois, j’ai remis à Pall un chèque au porteur de dix mille dollars.
— Tous les mois ?
— Oui.
J’émets un petit sifflement pour traduire mon sentiment personnel.
— Jolie rente.
— C’est au cours de ces entrevues que le sénateur et moi avons lié connaissance. Je crois que je lui ai plu. Il m’a demandé de travailler pour lui. J’ai accepté. Je sentais qu’il y avait quelque chose de pas très net dans sa vie. Je n’ai pas pu découvrir quoi, mais tous les mois, des tas de types venaient apporter des chèques importants. Parfois, il recevait des coups de téléphone mystérieux. Les correspondants, lorsque je prenais la communication, disaient : « Prévenez Pall que c’est au sujet du petit homme. » Alors, il lâchait tout pour répondre.
— Tu ne l’as jamais questionné à ce sujet ? Tu pouvais te permettre des questions indiscrètes, du moment que tu pageais…
— Je l’ai fait, discrètement. Pall n’était pas le genre d’homme auquel on pouvait tirer les vers du nez.
— Ça a donné quoi ?
— Rien, il a fait semblant de ne pas comprendre.
— Et tu n’as rien trouvé d’autre ?
— Non, rien.
Je la regarde.
— En somme, la mort de Pall t’arrange, mais elle t’a inquiétée lorsque tu as su que c’était ce gangster d’Ange Noir qui l’avait flingué, parce que tu as redouté de la concurrence, n’est-ce pas ? Enfin, tu le vois, tout va bien. On va récupérer les filons de rente. Autre chose, comment as-tu su que j’allais me trouver à huit heures au drugstore ?
— Un coup de téléphone est parvenu chez Pall.
— De qui ?
— Je l’ignore, sans doute était-ce O’Massett. C’est moi qui ai pris la communication. Le type m’a simplement dit : « Prévenez les flics que l’Ange Noir sera ce soir à huit heures dans un drugstore de Greenwich Village. »