— Écoutez, mon petit oiseau des îles, je n’ai pas le temps de fabriquer des cocottes en papier. Vous allez cramponner votre bignou illico et dire à Marrow qu’il y a là un drôle de mec avec une cravate impossible, qui insiste pour le voir, c’est compris ? Et s’il vous demande — ce qui ne manquera pas de se produire — le nom de cet étrange visiteur, affirmez-lui qu’il n’a pas voulu le dire, mais qu’il vient de la part du petit homme.
La souris se décide à flanquer une fiche dans un trou, une petite ampoule rouge s’allume sur son cadran. Une voix pousse un grognement de molosse dérangé.
— M. Marrow, il y a là un Monsieur qui insiste pour vous voir ; il ne veut pas donner son nom, mais me prie de vous dire qu’il vient de la part du petit homme…
Ça doit faire un vrai effet au zig, car il y a un silence. Ce silence se prolonge tellement que la standardiste balbutie :
— Allô, M. Marrow ?
Alors l’appareil se met à vibrer. Puis la môme raccroche. Je la regarde, triomphant.
— Alors, mon poisson exotique, qu’a dit Marrow ?
Ses yeux pétillent.
— Il a dit qu’il n’avait pas de temps à perdre avec des plaisantins et que si je l’importunais encore avec des idioties de ce genre, je pourrais me chercher un autre emploi…
C’est juste le genre de réponse auquel je m’attendais le moins. Une bouffée de colère m’envahit. Si je m’écoutais, j’attraperais la téléphoniste par le cou et je lui extirperais le gros intestin pour en faire un presse-papier. Je commence à en avoir marre d’être pris pour un locdu. Depuis le début de mon arrivée à New York, on me prend pour une seringue à lavements. Je décide que ça ne peut plus durer…
— Très bien, fais-je. Veuillez recramponner votre siphon et dire à votre singe que je lui donne quatre minutes pour me recevoir. Passé ce délai, je fous le feu à sa carrée…
À ma voix, elle se rend compte que c’est du sérieux et qu’il vaut mieux indisposer Marrow que m’indisposer moi, because, il y a plusieurs cloisons entre elle et son patron, tandis qu’il n’existe pas cinquante malheureux centimètres pour nous séparer…
La voilà qui rebranche sa fiche.
— Pardonnez-moi, M. Marrow, mais cet homme dit qu’il vous donne quatre minutes pour le recevoir. Il est menaçant…
Nouveau crachotement véhément. La souris dit en tremblant :
— Parfaitement, M. Marrow.
Puis se tournant vers moi :
— Il dit qu’il vous donne quatre minutes pour disparaître…
— O.K. ! fais-je, l’avenir nous dira qui a raison de s’entêter…
Je tourne les talons, pousse la porte à va-et-vient, et me dirige vers l’ascenseur.
J’y pénètre en même temps qu’un grand type chauve à la mâchoire proéminente. Il est un peu voûté, et il possède les yeux les plus inexpressifs de la création.
Tout à ma rancœur, je ne prête aucune attention à lui. Je suis furax parce que l’enfant se présente mal. Marrow — si l’histoire de Carolina est vraie — est le type le plus méfiant que je connaisse. Il faut qu’il soit bien sûr de lui pour ne pas recevoir un gars qui vient lui chuchoter la formule magique. Le signet de cuivre qui indique la marche de l’ascenseur arrive à la rubrique « Rez-de-chaussée ». Je pose la main sur la poignée de la grille lorsque je sens quelque chose de dur entre mes côtes. La voix du grand type chauve murmure :
— Mettez vos deux mains derrière vous et ne faites pas un geste ou je vous farcis. Je suis le détective de l’immeuble…
Lorsque la môme Joan of Arc a entendu le baratin des archanges anglophobes, elle n’a pas été plus épatée que moi.
Je suis cuit comme une frite. Pas moyen de me retourner dans cette cabine vitrée.
Le type appuie sur le bouton du sous-sol. Notre descente se poursuit.
En bas, ce sont les garages. Il y a un jeune mec en blouse blanche qui attend devant la porte. Je le regarde avec intérêt. Peut-être sa présence déconcertera-t-elle le grand seringueur qui me surveille. Mais je les vois échanger un regard d’intelligence. Le jeune gars plonge rapidement sa main à l’intérieur de mon veston et me chauffe mon feu.
Puis il va vers une grosse voiture dont il ouvre la portière arrière et m’y fait grimper.
Tout s’est passé dans le silence le plus complet. Le grand chauve s’assied à mes côtés. Le jeune s’installe au volant, et nous partons.
Trop de questions me viennent aux lèvres pour que je les formule. Je préfère la boucler et voir venir.
Je m’installe confortablement dans un coin. J’allonge mes guiboles et je me mets à pioncer comme un petit ange.
Les deux gars, qui n’ont encore jamais vu un kidnappé réagir de cette façon, en sont babas.
Une bourrade me tire de ma somnolence. Je m’aperçois que l’auto est rangée devant une porte étroite. Nous descendons et le chauffeur ouvre la petite porte. Celle-ci donne accès à l’arrière d’un vaste corps de bâtiment. À l’intérieur, ça sent la ferraille et l’huile. On n’entend pas un bruit. Tout est mort. Et le grand type à la pétoire est silencieux comme un sépulcre. J’espère que son feu le sera longtemps, lui itou.
Il fait sombre dans ce patelin, comme dans une cave. Le chauffeur en blouse ouvre sans cesse des portes nouvelles. J’ai l’impression que cette promenade va se terminer dans un coffre-fort. On n’arrive pas dans un coffre-fort, mais peu s’en faut, car la pièce où nous aboutissons n’a pas de fenêtre. Elle est meublée de fauteuils et d’une cave à liqueurs.
— Assis, fait gentiment l’homme chauve.
Je m’assieds. Il s’installe en face de moi. Le gars à la blouse blanche disparaît.
— Que voulais-tu à Marrow ? demande alors le grand désossé.
Je me recueille, les paupières mi-closes. J’aperçois, à la hauteur de mon fauteuil, un tableau. Ce tableau représente deux poires sur une assiette. Il offre une particularité. Au lieu d’être peint sur de la toile ou du bois, il est peint sur un grillage extrêmement fin. Il faut les yeux de lynx de l’Ange Noir pour découvrir ça.
— J’ai horreur de parler devant un dictaphone, dis-je. Je ne parlerai qu’à Marrow soi-même. Je suppose qu’il est à l’autre bout du fil et qu’il écoute.
Je me tourne vers les poires.
— Écoutez-moi bien, Marrow, vous avez tort de le prendre de cette façon avec moi. Cela va vous coûter beaucoup plus cher que je n’en avais primitivement l’intention. Vous pensez bien que je ne me suis pas embarqué sur ce navire sans m’être préalablement muni d’une bouée de sauvetage. Rappliquez vivement et dites à votre grand Duconneau qu’il remise sa seringue avant que je prenne le mors aux dents.
Je m’accagnarde de mon mieux dans mon fauteuil, et je commence à siffler « It was a good friend ».
— Fais pas le malin, grommelle mon garde du corps.
Comme il se tait, une sonnerie éclate, dans une pièce voisine.
— Ça, je dis à « Trompe-la-Mort », je te parie le costume de bain de ta grand-mère contre une locomotive en platine que c’est Marrow qui entend te donner des instructions nouvelles.
En effet, le type à la blouse blanche radine en disant : « Marrow ! » Le chauve se lève, tend son arme à l’autre et sort.
Je pousse un soupir d’aise dans mon fauteuil et, innocemment, je masse ma cheville.
Mais, en douce, je délace ma godasse de droite et la fait glisser de mon talon.
— Dis donc, fais-je à mon nouveau gardien, ce tordu a laissé la lourde ouverte ! Ça t’ennuierait de la fermer, j’ai horreur des courants d’air…