Je m’approche du petit tableau aux poires et, par mesure de sécurité, j’y loge une balle, histoire de faire sauter la plaque vibrante du microphone.
— O.K., dit le gros homme, nous voilà chez nous.
Il sourit.
— La parole est à vous, je suppose.
— Je le suppose aussi.
— Je vous écoute.
— Je viens de la part du petit homme, dis-je, vous savez ? Celui dont les carottes sont cuites.
Je le fixe d’un air entendu, mais en réalité je me demande ce que peut signifier cette phrase. Je me demande aussi de quelle manière va réagir le Marrow.
— Qui est ce petit homme ? demande-t-il.
Si j’étais acrobate, je m’enverrais cent mille douzaines de coups de pied aux fesses pour ne pas m’être douté qu’un mot de passe de cette importance en implique forcément une chiée d’autres.
Marrow ne va pas se laisser cueillir par un petit dégourdi qui vient lui tendre la main en prononçant le mot magique. Il veut se rancarder, sonder le terrain, pour vérifier l’étendue de mes connaissances.
Tout ce que je trouve à lui rétorquer c’est un faiblard :
— Vous le savez bien ?
— Allons donc, fait-il, je ne sais rien de rien.
— Vous êtes innocent comme l’agneau qui vient de naître, en somme ?
— À peu près…
— Alors pourquoi m’avoir fait kidnapper par vos cloches ?
— Parce que je suis un homme prudent : il le faut dans ma position. Ma standardiste me dit qu’un énergumène tient à me parler et qu’il profère des menaces. Moi je ne le reçois pas, mais je dis à mon détective : Voyez ce qu’il veut.
— Et le détective privé ne se prive pas de me demander ce que je veux en me collant un pétard dans les côtelettes ! Il a lu tous les fascicules de Nick Carter, ou quoi ?
— Il a peut-être forcé la dose, j’en conviens.
Il désigne le cadavre de « Trompe-la-Mort ».
— Mais vous n’êtes pas en reste.
Croyez-moi ou ne me croyez pas, je suis aussi désarçonné qu’un paralytique qui s’est mis dans l’idée de monter un alezan sauvage.
L’entretien tourne au cafouillage. Marrow me possède. Je pige vite que si on se lance dans le baratin, il me rendra des pions.
— Bon. Mettons, Marrow, que Blanche Neige soit la dernière des roulures à côté de vous. Comment se dénoue alors la situation présente ? Si vous êtes un parfait honnête homme, vous ne pouvez pas enjamber ces deux viandes froides en fermant les yeux et les oublier. Vous avez été témoin d’un meurtre.
Il veut parler, mais je le stoppe d’un signe impérieux. Si j’ai le malheur de lui laisser le crachoir, je serai repassé. Je continue :
— Je ne puis donc me permettre de laisser derrière moi un Monsieur respectable, témoin d’une partie de mon activité. Conclusion, je vais vous offrir une fève. Tout ce que je peux faire pour vous, c’est vous la mettre dans l’oreille, pour que ce soit plus rapide.
Il hausse les épaules.
— Écoutez-moi, Monsieur l’inconnu, vous développez mal le problème. Ce qui vous intéresse, je le suppose du moins, c’est l’argent. Présentement, je n’ai qu’une chose à vous acheter, qu’une seule, vous m’entendez ? C’est ma peau. Combien ?
Je le regarde.
— Votre peau a trop de prix. Vous n’auriez jamais assez de fric pour me l’acheter. Je préfère vous vendre autre chose.
— Quoi ?
— Mon silence.
— On n’achète que le silence des gens qui ont quelque chose à dire.
Pour le tac au tac, il en connaît un brin, le gars Marrow, c’est pas votre avis ?
Je commence à me faire un vrai parapluie avec ce pignouf.
— J’ai peut-être quelque chose à dire.
— Vraiment ?
— Vraiment.
— À quel sujet ?
— Par exemple au sujet du petit homme… et des carottes cuites ?
— Oui.
— Non.
Je le regarde.
— Non, reprend-il, vous n’avez rien à dire là-dessus, car vous l’auriez dit déjà. Vous avez pêché cette phrase je ne sais où, et vous l’essayez comme un voleur essaie une clé qu’il a trouvée.
Je rougis. Voilà que je passe encore pour une patate. L’envie me prend de l’attraper par le colback et de lui crier dans le nez que je suis l’Ange Noir. Peut-être, alors, perdra-t-il de sa superbe, le Marrow ? Je freine sur les bouchons de roues juste au moment où je vais crachouiller le paxon. Je la boucle en me disant qu’il est inutile de m’être déguisé en schnock pour aller balader mon blaze à tout venant.
— Écoutez, Marrow, je vais allumer votre lanterne. Montez un peu la mèche pour faciliter les choses. Je sais que feu le sénateur Pall vous faisait gazouiller, et vous lui chantiez une jolie romance : dix papiers par mois, avec ça il avait de quoi voir venir.
Il fronce le sourcil. De toute évidence, il ne me croyait pas aussi affranchi. Donc, je tiens le bon bout. Je crois le moment venu d’y aller un peu à l’oseille, je suis bien obligé de marcher à tâtons puisque mes tuyaux sont limités.
— Je sais aussi que c’est vous qui êtes l’instigateur du meurtre de ce populaire sénateur Pall…
Il sursaute :
— Pardon !
— Ce n’est pas à moi qu’il faut demander pardon, M. Marrow, c’est à la mémoire de Pall… De Pall, que vous avez fait liquider par l’intermédiaire d’un certain O’Massett…
Là, il ne sourit plus du tout. Je crois que j’ai mis dans le mille.
— Qui êtes-vous ?… demande Marrow.
Cette fois, il y a de l’âpreté dans sa question.
— Un individu sans moralité, lui dis-je. Un individu qui sait déterrer les sales histoires mieux encore que les cochons déterrent les truffes.
— Si vous ne voulez pas me dire votre nom, du moins pouvez-vous me dire ce que vous désirez ?
— De l’argent, vous le savez bien…
— Combien ?
— Beaucoup…
— C’est vague…
— Cent sacs…
— Oui, murmure Marrow, en effet, c’est beaucoup…
— Cela représente dix mensualités à Pall. Et je vous tiens quitte… Ça n’est pas cher, au fond… À cette somme, nous ajouterons, si vous le voulez bien, dix billets de supplément pour le petit kidnapping…
— Pourquoi vous donnerais-je cette somme ?
— Parce que la police en offre autant à qui livrera l’assassin de Pall. Et que vous n’avez pas intérêt à ce qu’on arrête cet assassin, Marrow…
Chapitre X
Il paraît soucieux.
— D’accord, dit-il soudain.
D’après le gabarit du bonhomme, je n’estimais pas la victoire si facile, ni si prompte.
— Minute, fais-je, avant de vous lâcher j’aurai l’auber, mon bon Monsieur. Je conserve vos os en garantie… Vous avez un chéquier sur vous ?
Il secoue la tête.
— Non.
— Ça ne vous ressemble pourtant pas. Un businessman sans son chéquier, c’est un facteur sans sa sacoche…
D’un geste rapide, je plonge la main à l’intérieur de sa veste. J’en retire un portefeuille plus gonflé qu’un chien noyé. Toujours d’une seule main, je l’ouvre. Il contient une gentille liasse de dollars, plus un minuscule carnet de chèques.
— Et ça ? je demande, c’est peut-être une soucoupe volante ? Marrow ! Marrow, ça n’est pas gentil de vouloir me bourrer le mou ! Vous savez qu’on ne construit rien de solide sur du mensonge… Purifiez votre âme, mon cher, purifiez-la ! Je me vois dans l’obligation de majorer la note de cinq sacs pour le mensonge.