Je considère la liasse.
Elle se compose d’une demi-douzaine de grands papiers.
— Et ça, ce sera le pourliche… Allons ! qu’attendez-vous pour faire un chèque ?
Il obéit en soupirant. Pendant qu’il libelle le petit rectangle de couleur, je mets debout un petit plan d’encaissement.
— Au porteur ! lui dis-je…
Je secoue le chèque pour en sécher l’encre.
— Maintenant, j’ai un petit coup de tube à passer.
Nous sortons du bureau et allons dans la pièce voisine, laquelle n’a, pour tout ameublement, qu’un poste de téléphone.
— Tournez-vous face au mur, les pognes en l’air…
Je compose le numéro de Carolina. Elle doit vachement guetter mon appel, car elle décroche illico.
— Allô ! Bonjour, ma petite reine de beauté… J’ai besoin de votre négro. Envoyez-le d’urgence ici…
Je lui refile l’adresse exacte, après l’avoir demandée à Marrow.
— L’enfant se présente bien, lui dis-je… Attendez sagement dans votre castel…
Rémus amène sa bouille de ramoneur une demi-heure plus tard.
— Tu sais conduire, Rémus ?
— Oui…
Il louche discrètement sur les deux cadavres. C’est vraiment un garçon bien stylé, car il fait semblant de ne pas les voir, ce que je considère comme une preuve de tact.
— Puisque tu sais conduire, tu vas piloter le grand tombereau qui se trouve devant la porte. Moi je vais monter derrière avec Monsieur. Tu sais où se trouve le siège de la Chase Bank ?
— Oui.
— Tu es une vraie encyclopédie. Tu t’arrêteras à vingt mètres de la banque, et tu iras toucher le chèque que voici. S’il y avait la moindre contestation, tu dirais que tu es au service de M. Marrow et que c’est pour lui que tu palpes cet osier, qu’il est dehors, en conversation dans sa voiture et qu’on peut aller lui demander ratification du chèque… Sois très calme, très sûr de toi…
— Oui…
Il jette un regard rapide à la somme inscrite sur l’image, et son visage sombre s’épanouit.
— En route !
Nous pédalons jusque dans la 43e Rue Ouest, où se tient le siège de la banque. Rémus arrête notre baquet à une certaine distance et descend de voiture.
Je le rappelle.
— Il est bien entendu que, sitôt en possession de l’osier, tu reviens ici, hein, Toto ?
— La confiance règne, remarque Marrow qui, depuis un bon moment, ne l’a pas ouverte.
— Vous occupez pas de ça, Marrow, j’ai de quoi la faire régner, la confiance. N’est-ce pas ?
Ce disant, je lui enfonce un peu plus ma seringue dans les flancs.
Il ne répond rien. Il paraît de plus en plus soucieux… Cinq minutes s’écoulent, puis dix, Rémus n’apparaît toujours pas. Je commence à tiquer. S’il se heurtait à une contestation quelconque, il aurait beau jeu d’aplanir toute difficulté, puisque Marrow est à proximité. D’autre part, il n’a pas pu se faire la valise avec le pognozof, car je ne perds pas de vue l’entrée de la banque.
Au bout d’un petit quart d’heure, je le vois apparaître, enfin.
— Alors ? lui dis-je, tu as mis le temps ; quelque chose ne tournait pas rond ?
Il hausse les épaules.
— Li missié du guichet m’a dit qui demander directeur di son service. Li parti. J’ai attendu. Li revenu. Li dit d’accord, li paye…
— Envoie le bébé !
Il tire de sa poche une liasse épaisse comme ça. Je la transvase dans la mienne.
— O.K., filons…
Nous larguons les voiles.
— Et maintenant ? interroge Marrow, qu’est-ce qui se passe ?
— On se quitte et on s’oublie, lui dis-je…
— Cela vous contristerait de me déposer à proximité de mes bureaux ? J’ai un conseil d’administration à présider…
Je n’ai pas le loisir de lui répondre. Un choc terrible se produit. Je fais un valdingue monstre dans les bras de Marrow. Le temps de me ressaisir, et je pige ce qui vient de se passer… Une autre bagnole vient de nous rentrer dans le lard.
Le pauvre Rémus a passé la tronche à travers le pare-brise et, la gorge tranchée net, il gigote comme un perdu. Je me mets à rouscailler vilain. Un accident, c’est la plus moche histoire qui puisse nous arriver, because les condés vont radiner, nous questionner, etc.
De plus, je vais perdre le contrôle de Marrow…
À propos, qu’est-ce qu’il devient celui-là ?
Je le regarde, il est à genoux sur le plancher de la bagnole, l’air tout chaviré.
Prompt comme l’éclair, je lui télégraphie un coup de crosse sur le sommet du dôme et je lui enfonce son bada sur les châsses. Il glisse dans les pommes.
J’ai juste le temps de remiser mon artillerie. Déjà trois gnaces de bonne volonté s’arc-boutent pour essayer d’ouvrir ma portière. Elle est bloquée, mais l’autre fonctionne toujours…
Je descends. Les badauds s’empressent :
— Vous n’avez pas de bobo ?
— Non, ça va, mais mes compagnons sont amochés, il faut prévenir l’hosto… Je vais téléphoner pour avoir une ambulance…
Je vais pour m’esbigner sous cet heureux prétexte, mais le type qui nous a tamponnés (un grand mec au teint olivâtre), me dit qu’il vient de téléphoner au plus proche poste sanitaire.
Force m’est donc de rester. Je rage si vous saviez…
C’est rien de le dire… Je me demande comment je vais pouvoir tirer mon blair de ce merdier… Ma bonne étoile a l’air de subir une éclipse, et ce, précisément au moment où j’ai un urgent besoin d’elle. On entend le timbre grêle d’une ambulance. Une voiture ornée d’un drapeau à croix rouge débouche. Deux mecs en descendent. Ils tirent un brancard et commencent à charger le corps de Rémus. Ensuite c’est le tour du Marrow. Heureusement que je lui ai mis la bonne mesure et qu’il en aura pour un petit moment à se baguenauder dans le pays du cirage noir !
À cet instant, je vois radiner une voiture de matuches. C’est le grand barnum qui se déclenche. Comme je suis le seul rescapé de notre bagnole, c’est sur bibi que va se concentrer l’attention… Les « bobos » vont éplucher ma physionomie et me réclamer mes papelards.
S’ils me trouvent un tantinet suspect, ils me fouilleront, car ces mecs sont d’un sans-gêne révoltant. Et alors ils mettront leurs sales paluches sur mon feu et sur le pognon, si bien que vous n’aurez plus l’occasion de m’offrir un Cinzano !
Je porte les mains à ma poitrine et je pousse un cri horrible, un cri inhumain. Puis je m’écroule et je me mets à me tordre sur le trottoir.
— Il a été secoué, dit un des infirmiers, faut le charger itou.
Ils me cloquent sur la civière et me hissent dans l’ambulance.
C’est justement ce que je désirais le plus. Me voici soustrait à l’inquisition des bignolons pour un temps.
Vous m’objecterez qu’il n’est pas très mariole de se faire emmener dans un hosto lorsqu’on est dans ma situation. Je vous répondrai alors que je sais ce que je fais, et qu’il est autrement plus facile de se tailler d’une clinique que de Sing Sing.
À toutes fins utiles, je glisse la main dans ma poche tandis que nous roulons. J’ai une sueur d’angoisse en constatant que mon feu a disparu. J’ai dû le larguer lorsque je faisais mon petit numéro d’épileptique. Ça, c’est moche.