Je grogne un second :
— Ouais.
Du diable si je sais de quoi il est question.
— Mais attention, continue Marrow, l’avion aura du retard. Il n’atterrira qu’à seize heures, vous comprenez ?
— Très bien.
— Lorsque vous aurez la chose, prévenez-moi, je passe l’après-midi chez Pills.
Il raccroche.
Je l’imite et je confie au fauteuil le double élément qui me sert de prose.
— Qui était-ce ? demande Carolina.
— Marrow.
— Je m’en doutais. Que veut-il ?
— Tu connais un certain Pills, toi ?
— Oui, c’est un de ceux qui servaient une pension au sénateur.
Je lui fais signe de la boucler, et je me plonge jusqu’au baigneur dans des réflexions.
Le fameux petit homme n’est pas un simple mot de passe, il existe. Il va s’annoncer dans quelques heures à New York.
Comment pourrais-je savoir où il arrive ? À quel aérodrome ? Je me tourne vers Carolina :
— Tu m’as dit que ta voiture était devant la porte. De quelle voiture s’agit-il ? Tu en as donc plusieurs ?
— Celle de Georges.
— Qui est cet oiseau ?
— Mon frère.
— O.K. Ce serait sans doute mieux de partir.
C’est aussi son avis. Visiblement, le voisinage des trois macchabées ne l’enchante guère.
Je me téléphone une nouvelle rasade de Cinzano et je lui déclare que je suis prêt.
Après avoir téléphoné à plusieurs endroits, nous finissons par apprendre que plusieurs avions auront du retard cet après-midi, à cause de la météo qui est tout ce qu’il y a de locdue.
Mais un seul doit se pointer à quatre heures de l’après-midi, et c’est celui en provenance de Las Vegas.
Ce Constellation doit s’amener sur l’aéroport de La Guardia. Inutile de vous confirmer que nous sommes embusqués à l’ombre de la tour de contrôle lors de l’atterrissage.
Nous tenons en effet à éviter les halls de départ et d’arrivée, car ces endroits fourmillent de flics.
— Avez-vous une idée de ce que peut être ce fameux petit homme ? me demande Carolina.
— J’allais te poser la même question. À moins que nous ne voyions débarquer un nain, je ne vois guère ce que nous pouvons espérer.
Je secoue la tête.
— Nous verrons bien, de toute façon nous n’avions pas d’autres conduites à tenir.
Sur ce, les haut-parleurs se mettent à dégoiser que le taxi de Californie est annoncé.
Effectivement, un point argenté surgit de l’ouest. Il grossit. L’avion décrit une vaste courbe pour prendre son terrain. Il se pose majestueusement. Les employés de l’aéroport cavalent en poussant l’escalier roulant.
La porte de la carlingue s’ouvre, l’hôtesse de l’air distribue ses sourires et ses jeux de jambes. Carolina et moi ouvrons grands nos châsses, car les voyageurs se mettent à dévaler l’escalier.
C’est la foule ordinaire des voyageurs par air : des gros lards à binocles et serviettes de cuir, des poules de luxe, des stars, des amoureux en voyage de noces.
Je vous assure que j’ai pris le grain pour cataloguer les gens. Faites confiance à mon diagnostic : en trois coups de cuillère à pot, j’ai accroché aux épaules d’un gnace sa raison sociale, son curriculum et la couleur des dessous de sa bonne femme.
Les types apparaissent par la porte de l’avion. Au fur et à mesure, je les classe.
Je murmure : « Un homme d’affaires, une putain, un notaire, un riche financier… »
Tout comme les grognasses qui se tirent les brèmes, histoire de voir si un barbu pourri d’osier va pas se ramener dans leur garce de vie un de ces quatre.
Qui peut être le petit bonhomme ?
Il n’y a pas de petit bonhomme. Tous les voyageurs ont quitté le zinc et je reste grosjean, les poings serrés, ou plutôt, le poing serré, car ma paluche endolorie me fait horriblement souffrir.
Carolina est frémissante comme une chienne en chaleur.
— Nous ne saurons rien ! gémit-elle en tapant du pied. Rien ! Rien !
Les gonzes du coucou s’engouffrent dans le hall des arrivées. Il ne reste sur la piste qu’une jeune femme et son enfant, un beau petit luron habillé en petit lord Fauntleroy. La jeune femme tient une mallette en porc à la main. Elle regarde autour d’elle comme si elle attendait quelqu’un. C’est une souris épastrouilliante, dans les blonds cuivrés, je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire ? Elle a une ligne du tonnerre, comme on en voit dans les pages d’annonces de Life. Elle est habillée d’un tailleur de velours noir à fines côtes, et tient une gabardine blanche sur son bras.
— Attends une seconde, je fais à Carolina.
— Que fais-tu ?
— La ferme ! Une idée à moi.
Je m’approche de la dame blonde. Elle me regarde venir d’un air interrogateur. Cet air me fait comprendre qu’elle n’attend pas un être cher, tel que son mari par exemple.
— Vous attendez quelqu’un ? je demande.
Elle me regarde et j’ai une petite secousse dans la moelle épinière, car cette souris a des yeux extraordinaires. Les plus beaux yeux du monde, des yeux, mes amis, qui, dans l’ombre, paraissent mauves.
— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? dit-elle.
J’encaisse très bien la réplique.
— Des fois que je serais celui que vous attendez ?
— Pas possible ?
Je lâche mon gros effet :
— Des fois que je viendrais au sujet du petit homme ? Hein, du petit homme dont les carottes sont cuites.
— Oh ! je vois, fait-elle en souriant.
Elle fronce le sourcil.
— J’attendais quelqu’un d’autre, dit-elle.
— O’Massett ne peut pas venir.
— Vraiment ?
— Il est mort. C’est une raison valable, je suppose ?
Elle sursaute.
— Mort ?
— Exactement comme la grand-mère de Charlemagne. Il est tombé ce matin sur un petit coriace qui lui a enfoncé un tisonnier rougi dans l’œil. C’est tellement mauvais pour la santé qu’il en est mort.
— Qui vous envoie ?
— Marrow, parbleu ! Il nous attend chez Pills.
Cette dernière phrase paraît triompher de ses ultimes hésitations.
— Parfait. Allons-y.
— Je suis avec la secrétaire de Marrow.
Je fais signe à Carolina. Elle s’approche ; les deux femmes se considèrent avec beaucoup d’antipathie mutuelle.
— Tout est O.K., fais-je, barrons-nous.
Je me dirige vers la voiture. J’ouvre la lourde à l’arrivante afin de la faire grimper à mes côtés. Son petit garçon s’installe derrière avec Carolina.
— Il est chouïa, votre mouflet, je dis. Comment s’appelle-t-il ?
Elle me regarde à nouveau ; ses yeux mauves sont pailletés d’or.
— Adlaï, répond-elle.
— Très joli.
Je fonce en direction de la crèche à Carolina. C’est le seul coin de New York que j’estime propice à une explication.
Au bout d’un moment, la femme demande :
— Où allons-nous ?
— Mais… chez Pills.
— Non, fait-elle, Pills habite dans le Bronx.
— Erreur, il a déménagé.
Elle serre les lèvres puis, brusquement :
— Qui êtes-vous ?
— Je vous l’ai dit : l’envoyé de Marrow.
Elle secoue la tête.
— Non. Vous m’avez eue. Vous êtes du F.B.I., n’est-ce pas ?