À cette heure, l’établissement est fermé. Je vois une porte monumentale au sommet d’un perron de huit marches. Il y a de gros clous en cuivre et un petit dais dont la frange porte écrit en caractères dorés : « Red Dog Club ».
Je grimpe le perron et j’appuie de toutes mes forces sur le bouton de cuivre de la sonnette représentant en miniature une tête de molosse.
Un long moment se passe. Je n’entends absolument rien… Je remets ça… Alors, il me semble percevoir un faible bruit. J’éprouve le sentiment d’une présence derrière la porte. Que peut faire quelqu’un immobile derrière un pareil panneau de bois, sinon vous observer ? J’examine la porte ; je découvre alors que l’un des gros clous de cuivre est truqué. Il comporte un trou en son milieu, et ce trou est obstrué par une lentille grossissante. Je tire une banknote de ma poche et je la tiens devant le judas. C’est une carte de visite qui vous ouvre bien des portes. C’est le cas cette fois encore. L’huis s’entrouvre légèrement. Je vois apparaître dans l’ouverture une tronche de méduse. Un vrai cauchemar. Il me faut une année-lumière pour comprendre qu’il s’agit d’un homme. Le gars tient tout de la vieille cartomancienne. Il a la peau rose, lisse, se met du rouge à lèvres et porte des anneaux aux oreilles.
Je le bigle avec stupeur.
— Qui êtes-vous ? demande-t-il.
J’ai presque envie de lui répondre : « Et vous ? »
Mais je ne suis pas en partie de campagne.
— Un ami d’un ami de Seruti… Les amis de nos amis étant nos amis, je pense que rien de positif ne s’oppose à ce qu’il me reçoive ?
Je lui tends la banknote, mais il la regarde sans la prendre.
— Vous pouvez toucher, je lui dis, ça ne brûle pas.
Il me regarde et je découvre que, pour compléter son aspect bizarroïde, il a un œil de verre.
Il me demande d’une voix rêche comme du papier froissé :
— À quel titre ?
Il a des questions marrantes, Nonœil…
— À titre civil, lui dis-je, pour services rendus à un gars à la redresse. Car c’est un service que d’ouvrir une porte pareille à quelqu’un.
Il enfouit le billet dans sa main gauche et, de la droite, m’ouvre davantage la porte.
Un tas de clubs pratiquent de même… Je suppose que Seruti ouvre avant dix heures, car ce que j’ai à lui dire est urgent.
— C’est de la part de qui ?
— De Pedovna !
— Entrez…
Je pénètre dans un hall tendu de velours bleu de nuit clouté d’étoiles argentées.
L’homme va soulever un petit rideau de même couleur que les tentures. Le rideau masque une niche où est encastré un appareil téléphonique. Il décroche, appuie sur un bouton et attend. Il se fait un léger grésillement.
— Ici Tiarko, dit l’étrange bonhomme. Il y a là un type qui veut vous voir… Un certain Pedovna…
J’interviens :
— Hé, là… J’ai dit de la part de Pedovna.
Mais le Tiarko a déjà remis l’appareil à son crochet.
— Seruti vous attend.
Il me fait un signe. Nous pénétrons dans un petit vestiaire puis, de là, dans un étroit couloir. Il y a des portes à droite et à gauche et je devine que ce sont des portes de loges.
Au fond se trouve une autre porte, capitonnée, avec une petite plaque de cuivre sur laquelle on lit le mot « Direction ». Tiarko pousse la porte. Derrière, il y en a une seconde, j’en déduis que Seruti aime le recueillement et la discrétion.
L’homme aux boucles d’oreilles frappe.
— Entrez ! fait une voix doucereuse.
Je vois apparaître un homme fluet, au teint pâle, dont les cheveux d’un noir de corbeau sont séparés par une raie impeccable sur le milieu du crâne.
Il est assis derrière une table de jeu ; il ne se fait pas des réussites suivant la tradition, mais il classe des timbres dans un album.
Il lève la tête.
— Vous n’êtes pas Pedovna, dit Seruti.
— Je n’ai jamais affirmé le contraire. Si votre numéro de foire m’avait laissé le temps d’expliquer… Je suis un ami de Pedovna… Enfin, un ancien ami, car il s’est fait démolir par un dégourdi de G-man, dernièrement. Mais il m’avait souvent parlé de vous…
Seruti choisit un timbre, le saisit délicatement au moyen d’une pince et le glisse dans un étui de cellophane.
— Qui êtes-vous ?
— Je vous l’ai dit : un ami de…
Il a un geste agacé.
— L’ami d’un mort, je sais… C’est tout ce que vous avez à produire comme références ?
Bien qu’il ne m’invite pas à le faire, je tire une chaise à moi du bout de mon pied et j’y dépose mon pétrus.
— Écoutez-moi, Seruti. Je vous dis que je viens sur les conseils de Pedovna parce que c’est la vraie vérité du bon Dieu. Si j’étais pistonné par Winston Churchill, je n’aurais pas besoin de venir carillonner à votre estanco et si je mijotais un coup foireux contre vous, j’arriverais ici avec des « références » telles que vous feriez fabriquer un tapis de roses pour m’accueillir. Bon. Ceci étant admis, dites-moi si, oui ou non, vous pouvez donner un coup de main à un type qui a des ronds et qui vient de la part d’un ami mort. Si c’est oui, vous m’offrez un verre de Cinzano et on discute, si c’est non, votre boy-scout pour expositions foraines me raccompagne jusqu’à la lourde… J’attends.
Seruti a un petit sourire. Il se perd dans l’examen d’un de ses timbres.
— Tu peux disposer, Tiarko, dit-il enfin.
Le Saint Pierre de l’établissement se prend par la paluchette et s’emmène balader.
Lorsque nous sommes seuls, Seruti me demande :
— Vous avez des ennuis ?
— C’est quelque chose comme ça, oui.
— Graves ?
— Je ne sais pas, je n’ai pas l’habitude des méthodes anglaises. Ça fait du bruit, un crochet à la face d’un Chief-Inspector ?
Il sourit comme à un rêve.
— Sans blague, vous avez boxé un gars du Yard ?
— Oui…
— Il vous faisait des misères ?
— C’est un garçon qui ne peut pas admettre qu’on ait envie de se promener avec un colt sous le bras…
Seruti fait une rapide estimation.
— Hum, tout ça conjugué, avec un bon avocat et un certificat médical affirmant que vous êtes partiellement irresponsable, peut se solder par deux mois de prison.
— Impossible, je suis claustrophobe.
— Je m’en doutais… En somme, vous désirez quoi ?
Enfin ! Tous ces préliminaires pour en arriver là !
— Visiter la France… Ça peut se faire ?
— Oui…
— J’aimerais quitter l’Angleterre discrètement, je suis un furtif dans mon genre…
— Des tas de gars le sont…
— Vous pouvez arranger ça ?
— Pourquoi pas ?
Il ferme son album, jette sa pince dans un tiroir et va chercher une cave à liqueurs…
— Apéritif ?
— Oui…
Sa petite boutique est bien achalandée.
— Porto, whisky, Cinzano ?
— Cinzano…
Il ne verse pas en se retenant. Il y a justement une tinée que je désirais vider un verre.
— Ça coûte cher un voyage comme celui dont il est question ?
— Ça dépend, fait-il prudemment.
— Du mode de transport ?