— Non, du client…
— Prix suivant physique ?
— Voyez-vous, Monsieur… heu…
— Martin.
— C’est ça, Mr Martin, plus le client est furtif, plus c’est cher. Êtes-vous si furtif que cela ?
— Je crois que oui.
Il me regarde comme pour me déchiffrer, ou plutôt me chiffrer.
— Alors, il faut compter mille livres.
— Vos compagnies maritimes prennent le dixième de cette somme pour faire passer l’Atlantique et vous, vous exigez une fortune pour me faire franchir le pas de Calais…
— Nos compagnies maritimes ne s’occupent pas de Scotland Yard…
— C’est juste…
Je sors un billet grand format.
— Le départ est pour quand ?
— Demain matin, avant le jour… Une voiture vous emmènera à Douvres et vous confiera à un pêcheur… Le pêcheur vous mènera à un bateau et, si tout se passe bien, le bateau vous mènera en France.
— O.K. Et en attendant ?
— Tiarko vous prêtera sa chambre. Elle manque un peu de confort, mais pour quelques heures, je suis persuadé que vous vous en accommoderez. Avez-vous faim ?
— Plutôt… Mais surtout soif. Si je dois demeurer seul, la compagnie d’une bouteille me paraît tout indiquée.
— Tiarko vous apportera ce que vous voudrez…
Il appuie sur un timbre électrique.
— Il est vraisemblable que nous ne nous reverrons pas, murmure-t-il.
Il ne tend pas la main… Je suis certain qu’il pense déjà à autre chose. Curieux bonhomme, ce Seruti.
C’est pas qu’elle soit tellement inconfortable, la piaule de Tiarko, mais elle pue la ménagerie négligée.
Et c’est compréhensible, car elle ne contient rien de moins qu’un singe, un chien, deux chats et une tripotée d’oiseaux de toutes plumes dans une immense cage.
Le singe est pelé comme la carpette d’un hôtel de passe, le chien a de l’asthme, les chats se soulagent un peu partout et les zoziaux font un tel boucan, qu’on se croirait dans la jungle de Birmanie.
— C’est pas une chambre, c’est l’arche de Noé, dis-je à Tiarko.
Il grommelle quelque chose de malveillant. Dans le genre de « Si ça ne vous plaît pas, allez ailleurs ».
Il n’est pas enthousiaste pour me prêter sa carrée, le dompteur. Cette piaule est située au fond des communs du Red Dog. Elle n’est aérée que par un vasistas haut placé.
— Écoute, Tiarko, tu serais un frère si tu pouvais me dégotter une bouteille de raide.
Il ouvre un petit placard et en sort une bouteille de gin. Je ne suis pas porté sur le gin, mais c’est mieux que rien.
— C’est dix livres, dit-il avec un aplomb qui laisserait rêveur un marchand de tapis arabe.
— Écoute, mon petit père Noé, j’ai l’impression que ta vue baisse, tu crois avoir affaire à un pigeon, et j’ai plutôt tendance à être un dur…
Je lui cloque une livre.
— Voilà, et décampe si tu ne veux pas que je t’arrache ces anneaux de rideaux qui te pendouillent aux étiquettes. Les mecs qui se déguisent en mage de Luna-Park, j’ai toujours envie de les déguiser en descente de lit…
Il me fait des yeux blancs. Tel qu’il est, si un jour je me noyais et que j’aie besoin d’un coup de bâton sur le crâne pour couler à pic, il me le donnerait, sans l’ombre d’une hésitation…
Enfin il barre et je reste seul avec la ménagerie. Je commence à savater le prose du clébard et à épouvanter les chats. Ensuite j’offre un verre de gin au singe qui le boit sans sourciller.
Je regarde le pucier. Il doit grouiller de vermine… Il s’est payé ma hure, Seruti, en me faisant poireauter dans cet antre. Je m’allonge dessus pourtant… Je m’enfile un coup de gin puis j’attrape une revue qui traîne sur la table de chevet. C’est un journal sur la vie à la campagne.
L’art et la manière de construire soi-même son poulailler. Vous voyez le genre. Il a des rêves ruraux, Tiarko… Il doit avoir envie d’agrandir son cheptel.
Bref, dix minutes plus tard, je roupille comme un honnête homme.
Des flonflons d’orchestre me réveillent. Je me souviens alors que je me trouve dans une boîte de nuit. Je regarde le cadran de ma montre : onze heures. J’ai encore plus de cinq heures à moisir dans cette tanière. Je trouve l’air irrespirable. Il doit apporter des ballons d’oxygène, le gitan. Je n’y tiens plus. Je sors dans le couloir… histoire de fumer une cigarette. La musique est endiablée. C’est un morceau de jazz qu’interprète l’orchestre. D’entendre ça, ça me donne des picotements dans les guiboles… Qu’est-ce que je risque d’aller jeter un coup d’œil dans la salle à travers une fente de la lourde ?
Je traverse le couloir. Je pousse un va-et-vient et je me trouve dans le quartier des goguenots. C’est désert. De là, je vois la salle. C’est un cabaret tout ce qu’il y a de sélect. Formule classique ; petits coins intimes, piste de danse et orchestre tout au fond.
Il y a peu de monde encore… Des couples d’amoureux qui viennent faire du dessous de table… L’orchestre joue pour la peau.
Je finis ma cigarette… Puis je fais une balade dans les couloirs. Mon idée c’est d’aller musarder du côté des loges où je suppose que doivent se fringuer des girls. Vous allez dire que j’ai des mœurs dissolues, mais moi, j’aime les girls. C’est les garces les plus impecs que la terre puisse porter. D’abord elles sont bien roulées, et puis elles ont un côté bonne fille qui est important. Important dans les relations avec les bonshommes.
Comme je m’apprête à déboucher dans le couloir, j’entends un bruit de voix, et ces voix, il me semble les reconnaître. Y a celle de Seruti d’abord, puis une autre, et c’est justement l’autre qui m’inquiète. Car je suis prêt à vous parier la cuisse de Jupiter contre une bouteille de Coca que la seconde voix est celle du Chief-Inspector Mac Gwer. Et en effet, c’est bien le policier qui se dirige vers la chambre de Tiarko, flanqué de Seruti et d’un de ses sbires.
Si je n’avais pas été attiré par la musique, j’aurais été fait comme un rat… Mais la situation n’est pas brillante. Seruti est un pauvre foie blanc qui s’est démerdé de prévenir les bourres. Qu’est-ce qu’il lui a pris à Pedovna de me donner le nom de ce mec ? J’espère qu’il est en train de rôtir en enfer, lui qui avait toujours si soif…
D’où je suis, je ne peux espérer me tailler car il m’est impossible de parcourir le couloir où se trouvent les policiers, et c’est justement ce couloir qui conduit à la sortie… Si je ne parviens pas à me planquer d’urgence, ça va mal aller pour votre pote l’Ange Noir !
Me cacher me paraît bien difficile car les condés vont fouiller la casbah, d’ici quelques secondes. Et qui sait, il est peut-être cerné, le Red Dog… Que faire ?
À ce moment, une fille survient. Elle me lance un sourire et pousse la porte d’une des loges.
Je n’hésite pas. Je fonce derrière elle au moment où elle referme la porte.
— Eh bien, vous alors ! s’exclame-t-elle. Vous avez un fameux culot !
Je mets un doigt sur mes lèvres et je repousse la porte.
Nos yeux se mélangent. C’est un beau brin de fille. Elle est grande, costaude, blonde, avec des cheveux coiffés à l’ange. Elle porte un imperméable en machin transparent bleu et des bottes de cuir fauve…
— Qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai des tracas… Deux flics me cherchent. J’ai décidé qu’ils ne m’auraient pas.
— Qu’avez-vous fait ?
Ça c’est bien la première question que peut vous poser une femme en pareil cas.