— Je sais.
— Il y a, poursuit imperturbablement Seruti, une solution, celle que nous avons envisagée avant de… de nous connaître vraiment et qui consiste à vous faire passer en France… Seulement, il faut bien le dire, cela ne changerait rien à rien. Avez-vous entendu parler de l’Interpol ?
— Oui…
— Donc vous savez que c’est une union policière internationale dont le siège est à Paris. Sitôt qu’un individu traqué par la police passe dans un pays étranger, l’organisme se met en branle, il y a coordination des forces policières et le type n’a pas plus de chances en allant ailleurs qu’en restant où il est. Au contraire, en se déplaçant, il risque davantage de se faire remarquer.
— Alors ?
— Alors si vous passez en France, tôt ou tard le Yard le saura et vous serez traqué par les Français dont la flicaillerie n’est pas plus mauvaise qu’ailleurs. Vous parlez le français ?
— Non.
— Vous avez des amis sûrs, là-bas ?
— Non…
Seruti hausse les épaules.
— Alors croyez-moi, l’Ange, restez ici… Vous n’auriez pas la moindre chance de vous en tirer.
« Ici, le Yard recherche un inconnu suspecté de meurtre et accusé de voie de fait sur la personne d’un officier de police. Il ne sait pas que vous êtes l’Ange Noir. Ceci pour la bonne raison que le F.B.I. n’a pas signalé votre départ des États-Unis ; il se peut qu’il l’ignore, mais il se peut aussi qu’il se réjouisse trop de ne plus vous avoir sur les bras pour déclencher un pastaga contre vous, par-delà l’Océan.
Il poursuit encore, de plus en plus volubile.
— Moi, je peux vous planquer sérieusement. Je peux aussi, grâce à un léger tissu de faux bruits, faire croire à ceux du Yard que vous avez quitté l’île pour le continent. Si je veux, demain, des hôteliers de Bruxelles ou de Paris jureront que vous avez passé la nuit chez eux… Ainsi vous serez peinard en Angleterre… Et puis…
Il se tait. Je n’aime pas qu’un type s’arrête lorsqu’il vendait sa salade avec tant d’enthousiasme.
— Et puis ? je demande.
— J’y vais franco ?
— Allez-y !
— Eh bien, dans le coin ça manque d’hommes comme vous… J’ai toujours pensé que si je rencontrais un associé à la hauteur, je péterais des étincelles…
— Voyez-vous !
Il se frappe le front.
— Là-dedans, l’Ange, y a une idée qui est en train de moisir.
— Pas possible ?
— Si… Et cette idée vaut un tas d’or gros comme ça. Voilà des années que je la remue, que je la tourne, que je la cultive… Des nuits que j’en rêve…
— C’est si grave ?
— Ce qui m’a manqué, c’est un homme. Vous avez entendu parler de Diogène ?
— Le bonhomme à la lanterne ?
— Oui… Vous savez ce qu’il cherchait ?
— Un mec ?
— C’est ça. Moi aussi… Et ce mec, ça doit être vous, ou alors c’est que je fais un ramollissement de cerveau…
Il secoue la tête.
— Allez-y, je vous écoute…
— Pas maintenant. Ce que je veux savoir, c’est ce que vous décidez : vous partez ou vous restez ?
— Je reste.
— Well ! Alors la première chose à faire est de vous tirer de la mélasse. Ici vous n’êtes pas en sécurité depuis que ce salaud de Mac Gwer a reniflé votre trace. J’ai un coin où le bon Dieu en personne ne pourrait vous découvrir…
— O.K… Mais ça va être coton pour sortir de votre taule sans me faire remarquer…
Il sourit.
— Pour ça aussi je suis paré…
— Alors, je joue…
Le petit rital se lève, va allumer une bougie à ses chandeliers, puis il rafle un feu dans un tiroir, se recule, vise et tranche net la flamme de la bougie. Il se retourne et me regarde, froidement.
— Évidemment, dit-il, ça n’a rien de comparable avec votre numéro, mais ça n’est pas vilain non plus, n’est-ce pas ?
C’est par les caves du Red Dog que Seruti me fait quitter son établissement. Celles-ci communiquent avec celles d’un autre immeuble par une porte constituée par un rayonnage de bouteilles. Une fois dans l’autre cabane, un petit ascenseur privé nous hisse jusqu’au troisième étage où le rital possède une charmante petite planque.
Ainsi, je n’ai pas à fiche mon nez dehors. C’est du billard. La cambuse se compose d’une chambre-salon et d’une minuscule cuisine-salle de bains. Il y a un jambon dans la cuisine, des boîtes de conserve et des bouteilles de vin français. Bref, de quoi laisser passer le temps agréablement. Dans le salon se trouve un petit poste de radio et une bibliothèque bourrée de romans policiers et de revues déshabillées. Ça me botte comme pension. Je le dis à Seruti. Son appartement clandestin est supérieurement aménagé. Il me montre un tout petit appareil téléphonique.
— Vous appuyez sur ce bouton, me dit-il. Un grésillement se fait entendre dans mon bureau… Si je suis libre je réponds…
— Parfait…
— Je suis très content de cette installation, me dit-il. Elle permet de se retirer du monde avec le maximum de discrétion.
« Vous allez séjourner ici deux ou trois jours, le temps que je mette sur pied une petite combinaison pour le Yard… Lorsque tout danger immédiat aura disparu, nous aviserons…
— Merci, Seruti… Ça me plaît de marner avec vous, mon petit bonhomme. Vous n’êtes pas un marchand de salades et vous savez vous hisser à la hauteur des circonstances…
Il consent à sourire.
Il sort sa boîte de cachous.
— Je pourrais peut-être vous exposer ma grande idée, au fond, dit-il… De la sorte vous auriez tout le temps d’y réfléchir…
— Ça me paraît en effet fort judicieux.
Il s’assied sur le divan et demande, en tirant sur ses manchettes de soie crème :
— Est-ce qu’aux États-Unis on a parlé de l’affaire Roméo ?
Je feuillette mon album personnel.
— L’affaire Roméo… Attendez… C’est pas l’histoire de ce gars qui a poignardé son beau-frère dans une crise de folie furieuse ?
— Si… Des tas de gens poignardent leur beau-frère, ou leur oncle, ou leur ami… On n’en parle presque pas. Ce qui a donné de la publicité à cette affaire, ce sont les trente millions de livres qui ont disparu par la même occasion.
Je dresse l’oreille. Chez moi c’est instinctif, que voulez-vous… Toutes les fois qu’on cite une grosse somme, j’ai mon radar qui frémit. Et il prend pour ainsi dire la danse de Saint-Guy, lorsque cette grosse somme a — paraît-il — disparu. Y a un gnaf qui a dit quelque part : « Rien ne se perd, rien ne se crée » ; il était pas bouché, le copain. Trente millions de livres ! cela fait près de cent millions de dollars. Et ils ne sont pas perdus pour tout le monde.
— Allez-y, Seruti, j’adore les histoires de ce genre…
Il s’introduit quelques nouveaux grains de cachou dans la tirelire et plisse son front.
— Voilà toute l’affaire : les Roméo sont des Grecs installés en Angleterre depuis pas mal de temps. Peut-être un siècle, peut-être moins… Un arrière-grand-père a réalisé une fortune avec une histoire d’importation de vins. Cette fortune, le grand-père l’a décuplée dans les huiles, ou les savons, ou la poudre d’escampette ; bref, ces gars-là ont pris l’habitude de multiplier par dix la somme rondelette que leur avait léguée leur papa sur son lit de mort. Une véritable institution ! Ça a du moins fonctionné ainsi jusqu’au dernier Roméo. Antony Roméo a eu une commotion cérébrale lorsqu’il était môme et ça n’a jamais tourné rond du côté bocal. Il faisait des fugues, piquait des crises, commettait les pires folies… Vous voyez le topo ?