— Je vois…
— Bon, donc, pas question de lui laisser le gros paquet à la mort du vieux. La famille, tout entière, était bien d’accord sur ce point. À cause de cela, on avait marié sa sœur Maud à un cousin, un Roméo éloigné afin que le fric ne sorte pas du clan. Ce Roméo était un gars tout ce qu’il y a de bien ; pauvre, niais, agrégé en je ne sais pas quoi, intelligent, travailleur, honnête, habile…
— Une vraie annonce matrimoniale ambulante !
— C’est ça, dit Seruti… C’est lui qui, à la mort du vieux, a ramassé le gros paquet. L’autre, le jobré, a continué d’habiter l’hôtel particulier, mais il jouait au loto avec les larbins…
« Ça a duré comme ça un certain temps ; puis, un jour, le Roméo jobré a planté un coupe-papier japonais dans le cœur du Roméo annexé… Gros drame ! Sans appartenir à la gentry, cette famille occupe une place importante dans le “Tout-Londres”… Le scandale a été d’autant plus grand qu’on a découvert, en même temps que le cadavre, que la fameuse collection de pièces de monnaie estimée à trente millions de livres avait disparu. Parce que j’oubliais de vous dire, que les Roméo ont la passion du pognon au point d’être numismates de père en fils. Ils avaient, à travers les générations, accumulé des trésors ! Ils passaient pour posséder la première collection de pièces d’or du monde. Les monnaies d’or du monde entier, depuis l’existence du fric ! Je ne sais pas si vous voyez ça d’ici ?
— Je vois parfaitement. Et alors ? demandé-je… Dites, elle est de première votre historiette !
— Ces collections étaient dans un immense coffre situé dans le bureau du chef de famille. Or, le cadavre était dans ledit bureau, et la porte du coffre était ouverte. Le fou tenait le poignard coupe-papier à la main et il débitait des mots sans suite, lorsque les domestiques sont arrivés. On n’a pas pu lui tirer un mot sensé. Tout ce qu’il disait de cohérent, c’était : « J’ai tué Ben, j’ai tué Ben ! » De cela personne ne doutait. On l’a questionné au sujet des collections envolées, mais autant interroger une borne-fontaine… Il se marrait comme un crétin… On l’a bouclé… Voilà trois ans qu’il est enfermé à l’asile de Penbrook…
« Et depuis trois ans, on n’a jamais entendu parler des pièces. La police a remué tout le pays. Il y a eu des sommes extravagantes promises par la famille pour qui ferait retrouver le magot… Silence ! On n’a rien trouvé chez les receleurs spécialisés dans ces sortes de marchandises. Pas un des éléments — souvent uniques — de cette collection n’est apparu chez un numismate quelconque dans le monde. C’est à croire que la collection a été désintégrée ! Chose étrange, elle n’était pas assurée. Les Roméo, entre autres manies héréditaires, ont celle de la pie : ils entassent leurs biens. La perte a été sèche pour eux.
« Le Yard n’a pas eu l’impression qu’un personnage étranger ait été mêlé à cette affaire. D’après eux, c’est le fondu qui a crevé le magot, est allé le planquer quelque part, puis, toujours dans son délire de foccard, a poignardé son beau-frère, vraisemblablement au moment où ce dernier s’est aperçu de la disparition du paquet ! L’affaire a été classée… La police se borne à surveiller le marché aux pièces d’or.
Il se tait. Moi aussi. On entendrait bâiller un microbe.
— Et votre impression, à vous ? dis-je.
— Heeee…
— Vous pensez qu’un rigolo quelconque s’est occupé de ça, en profitant du jobré ?
Il hoche la tête.
— Je l’ai cru au début… comme la plupart des gens, car cette histoire a tenu l’Angleterre en haleine pendant des semaines. Mais j’ai fait ma petite enquête… Souvent, du côté crapule, on apprend beaucoup plus de choses que du côté police…
— Vous avez eu des tuyaux ?
— J’ai eu presque le fin mot de l’histoire. Les choses se sont passées de la façon suivante : Antony a été vampé par une souris, une certaine Martha Braun… Cette fille était une ancienne institutrice des enfants de sa sœur. Une Allemande. Antony et elle sont tombés amoureux l’un de l’autre. Je crois que la donzelle en avait plus à sa fortune qu’à lui-même. Seulement, la fortune était intangible à cause des troubles du gars.
« Elle a pensé à la collection. Elle a découvert le moyen d’ouvrir le vieux coffre. Mais comme la môme était prudente, elle a décidé de faire faire le coup par le tordu. Elle l’a éduqué, chapitré… Le gars n’était pas tout le temps en roue libre… Il avait de bons moments tout de même.
« Elle a mis au point un plan aux pommes. Le vendredi, les domestiques des Roméo procèdent au grand nettoyage. Ils sont donc pris dans les communs. Roméo-fondu est entré dans le bureau de Roméo-business. Il a ouvert le coffre, pris les collections et les a mises dans un sac de linge sale. Ce sac, il n’a eu qu’à le balancer de la fenêtre sur le perron où d’autres sacs attendent ce jour-là le blanchisseur… Sur ces entrefaites, le Roméo-businessman est entré à l’improviste. L’autre a perdu la tête et l’a poignardé. Son acte a déclenché en lui une espèce d’hébétude et l’a rendu intégralement siphonné.
— Et le sac ?
— Il a été enlevé avec les autres…
— Et qu’est-il devenu ?
— La môme l’a récupéré un peu plus loin, à un arrêt du livreur, qui joue aussi le rôle de collecteur.
— Comment savez-vous tout ça ?
— Ma petite enquête je vous dis… Ce livreur est le seul élément extérieur à être intervenu dans l’affaire. Je l’ai questionné adroitement… Il a remarqué que l’un des sacs qu’il enlevait était très lourd, mais cela ne l’a pas surpris outre-mesure car sa maison se charge aussi de l’entretien des chaussures et il a cru qu’il s’agissait d’un sac de souliers à vérifier.
« D’après moi, la fille avait tout combiné soigneusement. Après l’hôtel particulier des Roméo, l’employé de la blanchisserie s’arrête dans une impasse pour aller chercher d’autres sacs dans l’entrée de service d’autres particuliers. Sa camionnette est ouverte. Rien de plus aisé que de subtiliser l’un des sacs récemment chargés et de le remplacer par un autre de même aspect. L’employé a été surpris à l’arrivée de ne pas trouver de chaussures. Aucun de ses sacs marqués Roméo n’était lourd et le compte y était. Voilà les résultats de mon enquête, l’Ange.
Il se tait et en profite pour croquer ses affreux cachous.
Il a l’air de se nourrir exclusivement de ça…
— Cette fille, dis-je, cette Martha Braun, tel que je vous connais maintenant, je suis certain que vous vous êtes intéressé à elle ?
Seruti fait « oui » de la tête.
— Alors ?
— Alors rien… Peu de temps après le drame, elle a quitté la maison des Roméo. Elle prétendait rentrer en Allemagne où elle n’avait pas remis les pieds depuis une quinzaine d’années… Seulement elle n’a pas eu de veine…
— Je crois deviner : un accident, hé ?
— Non, justement. Tout simplement la poisse. Elle a été victime d’une attaque de polyomiélite et elle est morte en trois jours dans un hôpital de banlieue…
— Le hasard ?
— Pur et simple, impossible d’en douter. Il se serait agi d’une crise cardiaque ou d’autre chose, comme vous, j’aurais été sceptique, mais là, c’est sans bavure…