Je n’ai jamais rien vu de plus sinistre que l’asile de Penbrook.
Imaginez une grande bâtisse carrée et grise, cernée de hauts murs qui se dressent au milieu d’une forêt de sapins. M’est avis que les gars qui sont bouclés icigo, s’ils ne sont pas complètement jojos doivent le devenir à toute vapeur ! Un corbeau trouverait ça sinistre.
L’ambulance qui m’amène stoppe devant une poterne et klaxonne sur un rythme convenu. Un portier aux jambes gainées de leggins arrive en se hâtant. Il a une tronche qui flanquerait des cauchemars à l’ectoplasme de Jack l’Éventreur. Il est bigleux, roux, moustachu et il a la bouche tordue par un rictus. À première vue, on le prendrait pour un spécimen des pensionnaires.
Il ouvre la lourde et nous fonçons dans une large allée bordée de marronniers. Au fur et à mesure que l’asile se découvre, je sens une louche angoisse m’envahir. C’est la première fois que je pénètre dans le monde des frappadingues et ça m’impressionne vachement, que je le veuille ou non.
Quand je pense que cette idée de me faire interner est venue de moi ! Non, je te jure, y a des moments où je suis dévasté du belvédère !
Nous avons tenu un long conseil de guerre avec Seruti.
— Vous avez carte blanche pour organiser ça, à votre convenance. Mieux que moi, vous devez avoir l’habitude des coups de main… Lorsque vous serez fixé sur un plan, exposez-le-moi et je tâcherai de mettre à votre disposition les moyens nécessaires.
Je suis resté encagé deux jours dans la carrée clandestine du rital ; à lire les journaux et à tirer des plans sur la comète.
Seruti, je m’en suis vite aperçu, est un gars de première.
Il a mis au point un drôle de pastaga. Dès le lendemain, les canards de l’Empire britannique annonçaient que le « principal témoin » (en l’occurrence moi), c’est ainsi que l’on qualifie un suspect, chez les English, avait été vu par plusieurs personnes en Belgique. On supposait qu’il avait réussi à se faire la valoche sur le continent. L’Interpol était sur les dents ; bref, les flics avaient mordu l’appât à pleines mandibules et je me sentais plus à mon aise…
Alors j’avais eu à mon tour, une idée.
— Écoutez, j’avais dit à Seruti. Il n’y a pas trente-six moyens de faire sortir le Roméo de son asile ; il faut que je m’y fasse interner ! C’est de l’intérieur que je pourrai organiser ça. De l’extérieur, tout ce qu’on risque de gagner, c’est un coup de fusil dans les fesses… Est-il possible d’entrer là-bas comme pensionnaire ?
— Oui, je crois.
— Vous avez dans votre collection un toubib complaisant ?
— Oui…
Tu parles qu’il l’avait !
Une drôle de figure, ce toubib… Le genre avorteur mondain… En tout cas, il doit avoir le bras long, car mon internement n’a été qu’une simple formalité. Afin que j’aie le maximum de liberté à l’intérieur de Penbrook, j’ai opté pour une forme de folie pacifique.
Au moment où j’entre dans la grande bâtisse, je tiens un morceau de ficelle à la main. C’est mon seul instrument de travail…
On me débarque au bas d’un perron. Des infirmiers s’avancent. Des costauds de l’espèce gorille.
— Vous tracassez pas, leur jette le convoyeur. C’est un doux.
Ça me fait intérieurement gondoler d’entendre prononcer ce qualificatif à mon sujet. Un doux ! Un doux, l’Ange Noir… On les verra toutes !
Moi j’attaque mon rôle.
Je tire sur la ficelle, comme si c’était la laisse d’un animal imaginaire.
— Allons, dis-je d’une petite voix de tête, viens vite, minet…
Les gros glands se marrent. Ils ont beau être blasés, un nouveau numéro les intéresse toujours.
— Oui, il croit promener un chat, déclare le chauffeur. À part ça, y a pas plus gentil que lui. Il ne vous donnera pas de turbin, je vous le promets…
Les infirmiers me chopent chacun par un aileron.
Ils m’entraînent dans un dédale de couloirs peints en crème.
— Pas si vite, mes bons messieurs, dis-je, suppliant, ce pauvre minet a de la peine à nous suivre…
Ils me font entrer dans une petite pièce très confortable. Je m’assieds dans un fauteuil et je fais semblant de prendre minet sur mes genoux, puis de le caresser.
Un type entre. Il est grand, maigre, sévère… Il porte une blouse blanche non boutonnée et sur le tarin un chouette lorgnon de l’époque victorienne. Il est pas lobé, le mec.
— C’est le nouveau ? demande-t-il.
— Oui, monsieur le directeur…
Il s’approche de moi, me renverse la tête d’un geste brusque, m’attrape une paupière, la soulève et regarde dans mon œil comme dans un encrier pour voir s’il est vide.
— Vous vous appelez comment ?
Je souris…
— Il est gentil, n’est-ce pas, je murmure… Son nom est minet.
Il laisse tomber ma paupière et brusquement se désintéresse de moi.
— Chambre 22, dit-il.
Et il sort…
— Il s’est encore poivré la gueule, cette nuit, dit un infirmier, c’est sa neuvaine, en ce moment.
J’enregistre le fait. Le directeur picole… Bon à savoir. On me conduit à ma chambre. On dépose mes bagages… Un infirmier me fait déloquer et m’engage à revêtir un costard triste, en truc molletonné. Ensuite on m’emmène au réfectoire, car c’est l’heure de la bouffe.
Quel spectacle… Si vous voyiez tous ces tordus ! Ces gueules, Madame ! Ces gueules ravagées, mornes, hébétées…
Je ferme les yeux pour ne pas voir ces êtres sans raison. Ces maniaques, ces épaves…
Quand je pense à toutes les araignées qui travaillent ces plafonds, j’en ai des picotements dans la moelle épinière…
Maintenant, je suis à pied d’œuvre. Il va falloir agir, et agir vite, car le climat qui règne à Penbrook ne convient pas du tout à mon genre de beauté.
Je me dis : « Primo : repérer Roméo… »
Et alors je me décide à ouvrir les châsses et à regarder autour de moi.
Seruti m’a montré une photo d’Antony. Mais c’est une photo découpée dans un canard, il y a trois ans, et ça pourrait aussi bien être celle de Richard Cœur de Lion.
Je cherche dans cette foule de cinglés celui qui peut être Roméo. Ça n’est pas facile. Je suis assis à table entre un type qui, spasmodiquement se mord le tranchant de la main en poussant un gloussement de dindon courroucé ; et un autre avec une tête minuscule qui ne dit rien, mais qui bouffe avec l’air de penser à autre chose. Au bout d’un moment, il me tire par la manche et me demande très poliment :
— Trois fois quatorze ?
— Mercredi, je lui réponds…
Ceci afin de respecter la tradition.
Un autre, en face, me cligne de l’œil.
— Bien répondu, me dit-il. Ça lui apprendra… Il est complètement fou…
Et pour ponctuer cette appréciation, il éclate d’un rire énorme, gargantuesque. Un infirmier arrive précipitamment et lui met un atout en pleine bouche. Ça stoppe l’hilarité du copain…
Tout ça me semble être un sale rêve. Un de ceux qui n’en finissent pas et qui viennent vous visiter dans les sommeils succédant à une muflée.
Le régime est potable. Je casse la graine comme un grand. Ensuite, on se lève tous et on gagne le jardin pour profiter d’un brin de soleil.
Toujours tirant ma ficelle, je me trimballe de groupe en groupe, regardant chacun sous le nez, mais je n’aperçois pas le Roméo, ou alors, c’est que je ne puis l’identifier d’après la photo que j’ai vue.