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Il a un drôle de coup de volant, le Monsieur.

— J’avais la frousse que vous ne soyez pas au rancard, lui dis-je. Merde, qu’est-ce que j’aurais branlé avec ce paquet !

Il agite ses boucles d’oreilles.

— Vous alors, on peut dire que vous ne perdez pas de temps… Vous êtes rentré ici à midi et à minuit vous avez terminé le turbin ; compliments…

— C’est tellement folichon qu’on a envie d’y passer ses vacances.

— Je m’en doute…

Il conduit à plus de cent, mais il trouve le moyen de jeter un regard par-dessus son épaule.

— C’est lui, le gars déplafonné ?

— Ça se voit, hein ?

Je m’adosse voluptueusement et je soupire d’aise.

— Vous avez une cigarette ?

Il me tend son paquet.

— Hé là, fais-je tout à coup, ça n’est pas le chemin de Londres que nous prenons ?

— Seruti n’est pas si bête, dit Tiarko. Londres n’est pas un endroit sain après un coup pareil. Il y a eu de la casse ? J’ai entendu des coups de feu…

— De la casse, gouaille-je, c’est bien faible. Vous voulez dire que c’est tout juste s’il reste les quatre montants de l’asile ! J’ai cru que je serais obligé de suriner tous les mecs qu’il abrite — fondus compris ! — pour pouvoir filer… Où allons-nous ?

— Le patron s’est occupé de ça. Il a déniché un petit pavillon peinard sur les bords de la Tamise… Vous verrez. Personne n’ira vous emmouscailler là…

Je ne dis plus rien, me contentant de fumer sans me soucier du reste. Je sais faire abstraction de mes sentiments, par instant. C’est Tiarko qui, pour le moment, a l’initiative des opérations, qu’il conduise donc, et qu’il nous conduise où ça lui chantera. Tant que j’ai un rigolo à portée de la main, je ne crains personne.

Nous roulons une petite heure ; puis la guinde décrit un virage et emprunte un petit chemin de terre aux ornières profondes.

Un petit kilomètre de ce tape-cul, entre des haies. Et nous arrivons devant une construction basse qu’il est impossible de découvrir de la route.

Tiarko quitte l’auto et va ouvrir la porte. Il allume l’électricité. La cambuse est vétuste. Elle tombe en ruine, mais Seruti a eu comme toujours le nez creux en louant ce pavillon. Pour ce que nous avons à faire, il est indispensable que nous jouissions d’un calme total.

Tiarko fait un feu du diable dans la cheminée d’une chambre où sont alignés deux pageots.

— Bon, et maintenant je m’évacue, dit-il. Je pense que Seruti ne tardera pas à rappliquer. Il faut auparavant que je lui dise que vous avez réussi. On ne s’attendait pas à un résultat avant plusieurs jours et c’est vraiment par acquit de conscience que je suis allé faire le poireau ce soir…

Il me désigne une bouteille de rhum blanc sur la tablette de la cheminée.

— Vous voyez qu’on ne vous oublie pas…

Il porte un doigt à l’une de ses boucles.

— Eh bien good night, boss. Et faites gi à vos os. Moi ça ne me botterait pas de pioncer aux côtés d’un louftingue.

— T’inquiète pas pour ma santé, dis-je.

Il me regarde avec un rien d’admiration dans son œil de verre.

Puis il les met. J’attends que la voiture ait démarré avant d’agir. Lorsque le ronronnement s’est englouti dans le lointain, je débouche la bouteille de rhum. J’attrape un verre, je l’emplis à moitié et je le mets dans la main inerte de la nave.

Il ne réagit pas plus que si je venais de lui cloquer un bilboquet. Je lui lève l’avant-bras et lui glisse le verre entre les lèvres.

— Allons, Antony, murmuré-je, mon petit Tony… Tonio… Bois, mon lapin, bois…

Si vous m’entendiez jacter, vous auriez des larmes plein les châsses. Un gamin de quatre-vingts berges en gaulerait dans son calbard…

Le plus poilant, c’est qu’il torche son glass, Tonio… Comme un grand garçon. Il ne fait pas la grimace, ne tousse pas… Il doit avoir le bec blindé. Maintenant, si vous êtes surpris de me voir pousser le dernier des Roméo à l’ivrognerie, je vais vous rancarder.

J’ai fait le raisonnement suivant : l’alcool produit une excitation chez les gens bien équilibrés, pourquoi n’agirait-il pas de même sur les autres ? Ça vaut ce que ça vaut sur le terrain médical, mais sur le terrain de la combine, c’est peut-être une idée. Il va peut-être chanter les Matelassiers, Roméo, marcher sur la tête ou se mettre à jouer du Shakespeare… En tout cas, j’ai intérêt à ce qu’il sorte un peu de sa léthargie.

Il peut m’apprendre des choses s’il parle, quoi que ce soit qu’il dise. J’ai pas raison ?

Et si vous me demandez pourquoi j’agis de la sorte, je vous répondrai que ça ne me déplairait pas de mettre tout seulard l’embargo sur les doublons de la famille Roméo. J’ai toujours et partout professé qu’un magot, c’est comme un chiffre impair : on ne peut guère le diviser par deux.

Je regarde comment se comporte mon malade. Je vois deux taches rouges sur ses joues. Le rhum commence à lui travailler le cuir.

Je lui en verse un second.

Qu’est-ce qu’on risque ? Ça ne peut pas le tuer, un coup de gnole…

Chapitre XIII. Un bout de fil

Ce deuxième verre agite brusquement Antony.

Ses yeux ont une lueur soudaine qui me met du baume sur la tomate.

— Comment te sens-tu, mon petit Tony ?

Je ne sais pas si c’est une impression, mais il paraît me regarder. C’est déjà un résultat…

Je lui verse un nouveau godet.

Il le boit tout seul cette fois, preuve évidente que quelque chose s’opère en lui : un travail profond qui doit remuer toute la vase qui enlise sa tirelire. Le voilà qui sourit. Il me regarde et dit, d’une voix morte, terriblement creuse et dénuée d’inflexions :

— Capri…

— Ah, Capri, fais-je doucement… Joli… La mer… le ciel bleu.

Il répète « bleu » et rit à nouveau… L’alcool l’anime.

Il se lève, mais ses forces le trahissent et il retombe assis sur le lit.

— Tu vas aller à Capri, fais-je… Capri…

Et je lâche le nom sur lequel nous comptons, Seruti et moi.

— Capri, Antony… avec Martha…

Il rit de plus belle…

— Avec Martha, répète-t-il.

Je rends ma voix suave comme de la guimauve.

— Martha… Martha, je susurre… Amour… Martha…

Il récite après moi :

— Martha, amour…

— Capri, tous les deux…

— Tous les deux…

Il n’est pas loquace, le gars. S’il répète mot à mot tout ce que je dis, je ne suis pas près d’apprendre du nouveau.

Le voilà qui se renverse sur le lit en rigolant et qui se met à ronfler. Moi je n’ai pas du tout envie de me fendre le parapluie. J’ai trop chargé la dose de rhum décidément.

Je le secoue rageusement.

— Antony, hé, Toto, réveille-toi, Martha est là !

Il ouvre les yeux…

— Martha…

— Elle est allée chercher les pièces d’or…

— Les pièces… Tu sais ?

Il referme les yeux… Sa respiration devient régulière et il en écrase…

Ma fureur est telle que, si je ne me raisonnais pas je le bicherais par le paletot et je lui collerais ses arpions dans la cheminée, histoire de le réveiller.

Mais je me rappelle un truc. Lorsque j’étais mouflet, en compagnie du pote avec lequel j’ai été élevé, on se livrait à des expériences sur la personne d’une petite fille habitant la maison voisine. Lorsque nous la surprenions au lit, en train de ronfler, nous lui attrapions le petit doigt, nous le lui tenions serré et nous lui posions des questions auxquelles elle répondait sans s’éveiller tout à fait.