Seruti est préoccupé. Il se penche sur le dingo et l’examine.
— Pas brillant, son état de santé, apprécie-t-il.
— Non…
— Il faudrait agir vite…
— Oui…
Je lui réponds par ce que les romanciers appellent des monosyllabes, simplement parce que je carbure à tout berzingue. Je songe qu’il est bien inutile de torturer ce pauvre diable et d’organiser un meurtre plus ou moins foireux à seule fin de lui chatouiller la mémoire. Il ne sait rien de plus que ce qu’il m’a dit.
Alors à quoi bon jouer la comédie à Seruti ? Lui, ce qui l’intéresse, ce sont les pièces. S’il voit qu’il ne peut rien tirer du fou, il décidera que notre association est sans objet. Comme je suis un personnage dangereux à planquer, il se débarrassera de moi. Et comme je suis un coriace, me mettra une balle dans le dos, en profitant d’un moment d’inattention de ma part. Ma décision est prise.
Un vieux truand de mes amis m’a toujours dit que ceux qui avaient toujours raison, c’étaient ceux qui se démerdaient pour rester sur leurs pattes alors que les autres becquetaient les pissenlits par la racine… Le pissenlit m’ayant de toute éternité paru un mets épouvantable, je me suis employé jusque-là à prévenir les mauvais vents.
Seruti secoue Roméo.
— Antony, appelle-t-il.
Le dingue ouvre un store et son regard est plus vide qu’une contrebasse à cordes.
— Vous m’entendez ? demande Seruti.
Il ne bronche pas. Il est plus terne, plus absent, plus amorphe que lorsque je l’ai sorti de l’asile.
Seruti fait la grimace.
— Pas drôle, le frère… Croyez-vous qu’on puisse en tirer quelque chose ?
— C’est à voir…
Il me dit, après s’être détourné du malade :
— Je me suis procuré un coupe-papier semblable à celui dont il s’est servi. Je l’ai là… On essaye de le lui montrer ?
— D’accord.
Il extrait de la poche intérieure de son veston un poignard japonais.
— Roméo, dit-il. Regardez ce couteau… Vous vous en souvenez ?
Roméo ne regarde rien. Il est figé, lointain, avec le visage plombé et les traits tirés.
Le rhum de cette nuit l’a secoué. Son foie, peu accoutumé à ce régime, doit protester avec véhémence.
Il saisit la main du fou, en ouvre les doigts les uns après les autres, glisse dans la paume le manche du poignard et lui fait serrer le poing.
Il lève le bras d’Antony.
— Regardez, Antony, dit-il.
Il s’appuie l’extrémité de la lame sur la gorge, en maintenant le bras du dément pour prévenir un geste brutal de celui-ci. Et il se met à crier…
Antony Roméo ne bronche pas ; mais moi, qui suis l’homme des décisions éclairs, je flanque un vache coup de pied par-derrière, dans l’avant-bras de Roméo.
Ça se passe tout bêtement. On ne pourrait pas croire que ce soit facile à ce point. Seruti, qui n’a rien prévu de tel, n’a pu, par conséquent, esquiver le contrecoup. La lame acérée entre dans sa gorge, comme un couteau dans une motte de beurre.
Il tombe en arrière, ce qui dégage la lame de son cou. Mais il est foutu.
Un sang épais et noir sort de sa blessure en giclant avec une extraordinaire violence.
Il se redresse, s’assied par terre, en portant ses mains à sa gorge. Le sang lui coule entre les doigts… Il fixe ses yeux surpris sur moi. Il ne comprend pas ce qui s’est passé, et il ne comprend pas non plus combien sa blessure est grave.
Ce n’est que lorsqu’il essaie de parler et ne peut proférer qu’un vilain gargouillement qu’il comprend que la situation est critique pour lui.
Je m’adosse au mur pour le regarder crever.
— Tu l’as dans le baigneur, Seruti, je lui fais. Tu vois, le fondu de Roméo a bien accompli un second meurtre ainsi que tu le projetais…
J’éclate de rire.
— T’es un type de première, mon petit. Seulement toi et moi ça ne peut pas aller longtemps. Un type qui grimpe sur les barricades et un autre qui marche dans les égouts pour passer inaperçu ne sont pas faits l’un pour l’autre. À la première occase t’allais me plomber et fourguer ma carcasse aux condés. Je ne suis pas bon…
Je la boucle parce que ses yeux deviennent vitreux et que je n’ai pas l’habitude de jacter pour les mouches.
Roméo est toujours immobile, le poignard dans la main.
Je vois qu’il est incapable de bouger, de parler…
Si personne n’intervient, il va claquer à côté du cadavre sans avoir l’idée de lâcher le poignard.
Au fond, c’est une fin qui est digne d’un focard. Ça fait très musée des horreurs.
Et en conclusion, lorsque le pot aux roses sera découvert, on pensera la vérité, c’est-à-dire que c’est ce dégourdi de Seruti qui a tout manigancé. Qu’il soit claqué dans cette turne isolée, louée par lui, et surtout qu’il soit mort incontestablement de la main de Roméo est une bonne chose pour moi.
Par exemple y a un loustic à qui j’aimerais donner le bonjour, et d’urgence encore ! C’est Tiarko !
Je n’ai pas l’habitude de porter un bada de cette ampleur. Car j’ai récupéré le bugnard de Seruti avant de me casser. Il est urgent en effet que je modifie un peu mon aspect car quelque chose me dit que les bourdilles vont s’intéresser singulièrement aux bonshommes possédant mon signalement, dans les heures à venir.
Un chapeau, c’est pas grand-chose, mais c’est toujours mieux que rien, surtout que celui-ci, avec son large bord, plonge ma géographie dans une ombre propice.
Je ne veux pas commettre l’imprudence d’aller au Red Dog. C’est un secteur qui sent vachement le roussi, pour votre pote l’Ange Noir.
Non, une fois dans les faubourgs de Londres, j’arrête la guimbarde devant un troquet.
Je grimpe les deux marches accédant à la salle de café.
Il y a un gros type chauve, écroulé derrière son comptoir.
Je lui ordonne de me servir un Cinzano et je lui demande s’il a un annuaire des téléphones et, par-dessus le marché, le téléphone.
Il me dit qu’il est un établissement de classe et qu’il possède tout ça.
Je feuillette le gros bouquin en sirotant mon verre.
Lorsque j’ai repéré le numéro téléphonique de la boîte de feu Seruti, je demande un jeton au gros lard et je m’introduis dans une cabine téléphonique où il n’a pas pu pénétrer depuis une trentaine d’années, tellement elle est exiguë.
La sonnerie grésille à l’autre bout. Personne ne répond. J’insiste. Je suis décidé à patienter jusqu’au jugement dernier s’il le faut. À la fin, quelqu’un décroche et la voix bougonne de Tiarko demande ce qu’on désire.
— Tiarko ?
— Oui, et puis ?
— Ici, un monsieur que vous avez trimballé en bagnole il n’y a pas longtemps.
À son tour, il reconnaît ma voix.
— Sans blague, qu’est-ce qui ne va pas ?
— Tout va aux pommes. Il faut vous ramener. On a besoin d’un coup de main.
Il devient méfiant comme une pucelle qui frappe à la porte d’une chambrée de caserne.
— Le patron n’est pas là ?
— Il est dehors, dans la bagnole. Il surveille notre petit camarade. Faut croire qu’il a la voix plus douce que moi, ou alors c’est ma bouille qui ne revient pas à l’enfant, toujours est-il qu’il ne peut souffrir que votre patron.
L’argument paraît calmer un peu ses soupçons.
— Pourquoi sont-ils dans la bagnole ? demande-t-il pourtant.