— C’est toute une histoire, on a décidé d’agir tout de suite. Et puis merde, je vais pas vous raconter ma vie, non ? Grouillez-vous, on vous attend devant la grande fontaine qui se trouve au carrefour des routes allant aux Docks, vous voyez ce que je veux dire ?
Il grogne que oui, qu’il va prendre le métro et qu’il sera là dans un petit quart d’heure.
Je quitte la cabane et retourne au comptoir. Je paie et, pendant que le taulier passe dans son arrière-boutique chercher la monnaie du gros faf que je lui ai balancé, je feuillette l’annuaire dans le secteur des « T »… Je trouve la page où sont inscrits les Tremble, je l’arrache d’un coup sec et la fourre en boule dans la poche de mon imperméable.
En venant au bistrot pour téléphoner, j’ai repéré le carrefour mentionné plus haut, dans ma brève conversation avec Tiarko.
Je l’ai choisi comme lieu de rencontre car il est particulièrement désert. Je choisis dans cette croisée de routes, celle qui me paraît la plus calme. En attendant l’arrivée de notre pote à l’œil de verre, je consulte ma liste des Tremble. Elle en comporte une bonne vingtaine. Plusieurs sont des Tremble commerçants ou industriels. Il n’existe que trois Tremble particuliers. Et sur ces trois, il n’y a qu’une veuve.
C’est d’elle que je m’occuperai en premier. Je coche son nom d’un coup d’ongle. Elle crèche non loin de la carrée des Roméo, si mes connaissances sur la topographie de Londres sont exactes.
J’allume une cigarette. Le quartier est tranquille comme un dimanche après-midi. Quelques voitures de livraisons, des camions, des ouvriers à bicyclette passent sans me prêter la plus légère attention.
Ce serait bath, tout de même, si je parvenais à cravater les jetons des Roméo et à me déguiser en courant d’air.
Si je ramassais un tas d’oseille, je crois que je me retirerais des affaires pour un temps. Je vadrouillerais à travers le monde jusqu’à ce que je repère un endroit idéal ; il me faudrait du soleil et des fleurs, au départ, et là, avec mon fric, je monterais un casino ou quelque chose dans ce genre. Et je me coulerais la belle vie, pépère, en trinquant avec les flics et en brossant des souris.
J’en suis là de mon Éden, lorsque je vois radiner une silhouette qui ressemble à Tiarko ; c’est lui, en effet.
Il s’approche de la voiture, regarde instinctivement à l’intérieur et esquisse un mouvement de recul en découvrant que je suis seul.
J’ouvre promptement la portière.
— Ah ! vous voilà enfin… Drôle de quart d’heure !
Il demande :
— Et Seruti ?
— Il n’est pas loin, montez…
Mais il renâcle.
— Écoutez, j’aime pas beaucoup ces combines. Je sens du louche dans tout ça. Le patron est pas le genre de type qui prête sa voiture, et vous pas le genre de type qui est incapable de maîtriser un cinglé. Dites-moi où est le boss.
Il ne montera pas si je ne le convaincs pas d’une manière plus péremptoire.
Je dégaine mon rigolo.
— Le boss, maintenant, c’est moi, Tiarko. Ôte ton œil de verre et enfonce-toi bien ça dans la tête. Pour la dernière fois je te dis de monter ; moi les fortes têtes, je les perfore pour leur prouver qu’elles ont tort.
Il a la lèvre inférieure qui tremble, de rage plus que de peur. Il hésite un instant. Il regarde mon feu, de son petit œil vipérin. Puis il me regarde. Il cherche à faire un rapprochement entre la première balle de mon chargeur et ce qui peut se passer dans mon cerveau. Il hausse les épaules et monte à côté de moi.
Je démarre. Je roule à petite allure en direction des Docks. On est samedi et il y a très peu d’animation.
— Vous avez buté Seruti, hein ? demande soudain Tiarko.
Je secoue la tête.
— Pas moi : le fou. Seruti lui a mis un poignard dans la main, c’était tenter le diable ; Roméo s’en est servi contre lui.
Il a un petit rire.
— Comme ça tombe ! gouaille-t-il. Je parie que vous en avez pleuré !
Je ne réponds pas. Je viens d’aviser un renfoncement entre deux hangars qui me paraît propice à l’accomplissement de mon dessein.
Personne à l’horizon. Je stoppe sans arrêter le moteur. Je mets le levier des vitesses au point mort et j’appuie sur l’accélérateur pour emballer le moteur.
Pendant que ça pétarade dans un fracas assourdissant, je lâche deux balles dans la poitrine de Tiarko.
Il a vu venir les coups sans broncher.
Je descends de voiture, ouvre la portière de son côté et le traîne jusqu’à un tas d’orties.
Bon, la police, maintenant, a de quoi se distraire, moi, j’ai de quoi travailler.
Avant de sonner à la porte de fer du petit pavillon de Mrs Tremble, je sais que je brûle. En effet, le devant de la maison en pierre meulière comprend un minuscule jardin d’agrément. Ce jardin est composé d’une pelouse grande comme un billard. Au milieu de cette pelouse est un massif de pensées, et, au milieu du massif est érigé une espèce d’atroce statue de faïence peinte représentant un chien.
Comme dans ses balbutiements de la nuit, Roméo a parlé d’un chien, et en même temps de Mme Tremble, j’ai l’impression que je vais enfin pouvoir jeter un pont entre le présent et le passé de cette nave d’Antony.
Je ne m’étonne pas que ce chien de faïence ait impressionné sa mémoire ; il y a longtemps que je n’ai vu une chose aussi tartouze. Il est d’un rose de vilaine brûlure mal cicatrisée et les chats du quartier doivent faire un détour pour ne pas voir sa gueule abominable, aux yeux de verre.
Oui, pas de doute, c’est là…
J’appuie sur le bouton de la sonnette.
Trois secondes s’écoulent et une voix crie « Oui ! » sur le mode allègre. Je vois surgir un visage à une fenêtre du premier étage. Une bonne gueule rougeaude. Celle d’une brave dame qui doit se gaver de pudding et manger des cuisses d’oie pour les plus petites fêtes de l’année.
Elle a un linge noué autour de la tête, ce qui accuse davantage encore la rotondité de son visage et elle tient un balai à la main, avec cette espèce de dignité affectée des Suisses d’église.
— Vous êtes représentant ? me crie-t-elle.
— Du tout.
— Bon, je descends vous ouvrir.
Je la vois s’amener, deux minutes plus tard. Elle dévale les marches de son perron comme un toton.
— Êtes-vous Mrs Tremble ? demandé-je.
— Oui, assure-t-elle. Entrez donc, c’est à quel sujet ?
J’attends d’être dans la cambuse pour répondre. Une fois dans le petit hall douillet, je lui dis :
— Y a-t-il longtemps que vous n’avez pas gagné un billet de dix livres, Mme Tremble ?
Ma question la surprend. Elle est un peu époustouflée, mais le mot « livre » est un mot magique qui vous donne accès à tous les tympans.
— Je… je ne comprends pas, murmure cette brave toupie.
Je tire de mes fouilles un biffeton, je le glisse entre le pouce et l’index. Elle, elle regarde attentivement mon geste, comme si c’était le triple saut de la mort que je m’apprête à exécuter.
— Ceci pour un petit renseignement, dis-je. Discrétion assurée.
— Je… commence-t-elle.
— Je sais, coupé-je : vous ne comprenez pas. Mais je suis ici pour vous faire comprendre, Mrs Tremble.
Je souris d’un petit air candide et engageant. Du moins, ce sont les impressions que je tâche de faire refléter par mon visage.
— Mrs Tremble, il y a… mettons trois ans, vous avez sous-loué une pièce de votre appartement à une jeune fille du nom de Martha Braün, n’est-il pas vrai ?