Elle ouvre la bouche, mais rien ne sort.
— Ne vous troublez pas, chère Madame. Surtout, dites-vous bien que je ne cherche pas à vous attirer le moindre ennui.
Je lui passe le billet à dix centimètres du nez.
— Si telle était mon intention je ne vous proposerais pas la charmante banknote que voilà !
Elle se décide enfin.
— Je… Je ne connais pas de Martha… Martha… comme vous dites, affirme-t-elle.
Elle paraît sincère. Mais je ne ressens aucune déconvenue. Elle ne nie pas avoir sous-loué une pièce, elle nie avoir sous-loué ladite pièce à Martha Braün. J’aurais dû penser que la petite Allemande était trop prudente, pour balancer son véritable blaze.
Je fais machine arrière.
— Il se peut que vous n’ayez pas connu la jeune fille en question sous cet état-civil-là, ceci n’a pas la moindre espèce d’importance… Je vous demande simplement si vous avez oui ou non sous-loué une chambre à une jeune fille, laquelle devait venir de temps à autre seulement, en compagnie d’un jeune homme d’allure assez… bizarre ?
J’attends. J’attends en la surveillant du coin de l’œil et je la vois se troubler. La mère Tremble n’est pas de taille à cacher la vérité à l’Ange Noir… Un simple policeman lui ferait avouer ce qu’il voudrait.
— Je… Eh bien…
— Ne vous tracassez pas pour le vocabulaire, Mrs Tremble, vous n’avez qu’à dire oui ou non.
— Je… Oui.
— Parfait…
Ouf ! Cette fois j’ai l’impression de poser le pied sur du solide.
— Cette personne était vêtue en infirmière, ou plutôt en nurse, n’est-ce pas ?
— Oui…
Elle louche sur mon billet en tortillant le coin de son tablier.
— Tenez, chère Madame, il est à vous.
Elle le saisit délicatement.
— Un second vous amuserait-il ? fais-je, négligemment…
Du coup elle récupère et décide de me raconter toute sa vie. J’ai franchi le mur de sa timidité, de sa méfiance. Tout à l’heure, il va falloir que je lui cigle cent livres pour qu’elle se mette un cadenas au bec.
Elle ne cherche plus à savoir qui je suis et ce que je veux, en réalité. Elle ne se demande plus qu’une chose, c’est combien elle va pouvoir griffer à ce ballot qui vient la surprendre, au milieu de son nettoyage, avec les pognes pleines d’osier.
Je suis sa providence, à cette enflure-là ; son bâton de vieillesse, son père Noël…
La voilà qui me dit d’entrer dans son salon, qui me supplie de m’asseoir, qui sanglote en me conjurant d’accepter une tasse de café.
J’accepte le stage au salon et le siège, mais je refuse le jus.
— Parlez-moi plutôt de cette douce enfant. Vous l’appeliez comment ?
— Melba Bensley…
M. B… Les gens les plus malins, qui changent d’identité, ont la manie de conserver leurs initiales primitives. Je ramasse dans le fond de mon escarcelle un second billet de dix livres.
— Mrs Tremble, écoutez-moi. Ce que vous allez me répondre est très important. Cette fille, un jour, n’est plus revenue, n’est-ce pas ?
— C’est vrai…
— Je suppose que cela ne vous a pas trop contrariée, car elle devait vous payer d’avance. Mais une chose m’intéresse : le paquet qu’elle avait apporté ici.
J’y vais au bluff, qu’est-ce qu’on risque ?
— Un paquet d’un genre particulier : un sac ?
Je ressens un pincement au cœur en voyant un éclat d’entendement dans ses yeux.
— Vous voyez ce que je veux dire, Mrs Tremble, un sac, un vulgaire sac de toile, comme ceux dont se servent les blanchisseurs ? Par exemple, celui-ci devait être assez lourd.
— Oui, dit-elle. Elle a apporté un sac comme vous dites.
— Qu’en a-t-elle fait ?
— Un homme est venu en prendre livraison, le lendemain. Mais auparavant, elle l’avait mis dans une malle, le sac… Une malle qu’elle s’était fait livrer la veille.
J’enrage. Ainsi, cette saleté de Martha avait un copain, comme complice. C’est lui qui est venu cramponner le magot et qui l’a évacué.
Mais voici Mrs Tremble qui, bien décidée à s’octroyer un nouveau billet, devient bavarde comme un perroquet.
— L’homme, dit-elle, était un employé de garde-meuble.
Je tique sauvagement.
— Vous dites ?
— C’était un employé de garde-meuble. Il a collé une étiquette sur la malle et l’a chargée sur une voiture à bras…
Elle me sauve la vie, la mère Tremble. Car il est fort probable que si cette petite Allemande a cloqué le pognon dans un garde-meuble en attendant de voir venir, comme elle est clamsée entretemps, le blé s’y trouve encore. Je tends le billet.
— Vous êtes un amour, Mrs Tremble. Merci mille et une fois du renseignement.
Elle se casse en deux.
— Monsieur, c’est moi qui…
— Bon, en ce cas nous sommes quittes.
Je m’incline et je me dirige vers la lourde.
Seulement la vieille peau n’entend pas rester sur sa faim. Sa cupidité assouvie, elle songe à sa curiosité.
— Vous êtes de la police ? demande-t-elle.
Je hausse les épaules.
— Vous avez déjà vu un policier distribuer des livres comme je viens de le faire ?
— Alors vous êtes un parent de…
— Je suis l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’os, fais-je en sortant.
Je n’ai pas parcouru deux cents mètres, après avoir quitté la boîte de la mère Tremble, que je croise un crieur de journaux.
Le petit gars s’époumone à hurler que l’Ange Noir est en Angleterre et qu’il est probable que c’est lui l’auteur du triple assassinat de l’ascenseur et des deux meurtres de l’asile.
Évidemment, je m’offre une feuille. Ma gueule est en grand, sur deux colonnes de première page. Je dévore l’article. Il relate les recherches opérées par le Chief-Inspector Mac Gwer. Le policier a câblé mon signalement aux U.S.A. et le F.B.I. lui a adressé ma fiche signalétique. Je suis formellement identifié. Malgré leur prudence légendaire, les journalistes anglais impriment en toutes lettres que je dois être le meurtrier de l’acteur, d’Eleonor Mattiew, du portier, du directeur de l’asile et de l’infirmier. La chasse à l’homme est commencée. Si je ne joue pas serré, je vais me retrouver au cambron avant peu de temps. Une pensée en amenant une autre, je me dis que la mère Tremble va me reconnaître. Elle va prévenir le Yard. Elle va dire quelles questions je lui ai posées. Le Chief-Inspector Mac Gwer, qui me semble être dans son genre un petit futé, va faire un rapprochement, immanquablement, entre l’évasion du nave et l’interrogatoire de Mrs Tremble. Il comprendra que je suis sur la piste de la collection Roméo et, avec les moyens dont il dispose, il me battra au finish.
Je froisse le journal, le colle dans une bouche d’égout et je fais demi-tour.
— Vous avez oublié quelque chose ? demande Mrs Tremble.
Ses yeux sont pleins d’espoir.
— Oui, dis-je… Je voulais vous demander de voir la chambre dont il a été question.
— Mais c’est très facile, veuillez me suivre.
Elle grimpe au premier étage de sa turne. C’est précisément ce que je désire. Lorsque nous sommes sur le palier, je m’arrête. Elle fait de même, en me regardant d’un air interrogateur.