Elle se trouve juste au bord des marches. Je serre mon poing et je lui balance une avoinée de première, derrière la citrouille.
Elle s’en va valdinguer à travers l’escalier. Sa tête rebondit contre le mur. Alors, je descends avec précaution, pour me pencher au-dessus d’elle. Elle a une vilaine plaie à la tête. Mais elle n’est pas morte. Elle n’a même pas perdu connaissance. Je la chope alors par les épaules et, l’ayant soulevée, je lui brise les vertèbres cervicales contre l’angle d’une marche.
Maintenant, Mrs Tremble est décédée accidentellement. Elle a chuté et s’est cassé la figure en faisant ses escaliers. La police ne croira pas à un crime, puisque rien n’a disparu et que, vraisemblablement, la grosse bonne femme n’avait pas d’ennemi. En tout cas elle ne fera aucune analogie entre l’Ange Noir et cette petite bourgeoise.
Je pense que ce nouveau meurtre n’est pas inutile.
Les garde-meubles ne sont pas nombreux dans ce quartier. J’en fais deux sans résultat. Puis je me présente chez un troisième. C’est un entrepôt triste et poussiéreux avec, à gauche de l’entrée, un petit bureau vitré où un vieux bonhomme frileux tire la langue sur un registre.
Je frappe, le vieux cligne des yeux, gratte d’un ongle racorni ses cheveux blanc sale et regarde pleuvoir des pellicules sur son registre.
— Ouais ? éructe-t-il.
Je pénètre dans le bureau. Ça chlingue la moisissure là-dedans. Je sors mon petit baratin.
— Salut, M’sieur. Burk, de la Detective Agency Colman, j’aimerais vous poser une petite question.
Tout en me présentant, j’ai fait le geste de sortir mon portefeuille, pour montrer au vieux gland, une carte imaginaire. Il n’est pas épaté, le fossile. Il fouille maintenant dans son nez, n’y trouve rien à extraire et, pour ne pas être bredouille, se décide à arracher un poil, ce qui lui remplit les yeux de larmes.
— C’qu’s’passe ? dit-il dans un sifflement.
— Voilà : il y a trois ans, vous avez pris en charge la malle d’une jeune fille. C’était une actrice, enfin… une girl. Son pseudonyme était Martha Braün, et son nom de famille Melba Bensley. Elle a dû vous laisser cette malle en dépôt sous l’un ou l’autre nom.
— Il y a trois ans, dit le vieux…
— À peu près…
— Braün ou… ?
— Ou Bensley…
— Vous dites trois ans ?
Il m’a l’air de faire de l’eau, le bonhomme. Mais ça n’est pas le moment d’être impatient.
— Oui, trois ans…
Il soupire, fait pivoter sa chaise, et tombe en contemplation devant un rayon où sont alignés d’autres registres noirs.
Enfin il se décide à en cramponner un et à le feuilleter.
— De toute façon, c’est B, dit-il.
— Oui, c’est B, conviens-je.
Il passe une langue d’un rose malade entre ses lèvres minces.
Ça dure un bon moment, j’ai des fourmis qui me trottent le long des flûtes. Enfin il dit :
— Bensley, voilà…
Il lit un numéro d’enregistrement : 123.768…
— Oui, nous l’avons… Je me rappelle, ça fait trois lettres recommandées que nous écrivons à l’adresse qu’elle nous avait laissée, mais les trois lettres sont revenues avec la mention « Inconnue ».
Je maîtrise ma jubilation.
— O.K… Je vais la prendre, cette malle…
— Mais… fait le vieux.
Je lui présente un billet de cent livres.
— La Detective Agency Colman paie largement. Voici pour la consigne, le restant vous reste acquis à titre de prime.
— C’est énorme, bégaie-t-il.
Je me fais confidentiel.
— La famille de la souris en question est pleine aux as. Elle a donné des ordres pour qu’on fasse bien les choses…
— Ah, bon… Eh ben, tant mieux !…
Il hésite encore et enfourne la banknote dans sa poche de pantalon.
— Venez avec moi…
Je le suis dans l’entrepôt. C’est un capharnaüm sans nom, mais il se repère là-dedans, comme un poisson rouge dans son aquarium.
Il me désigne une malle de dimension moyenne, juchée au sommet d’un rayon.
— La voilà, dit-il… Emportez-la, je ne vous fais pas signer de décharge car j’aime autant la porter disparue, purement et simplement.
Cette discrétion fait mon affaire.
— Entendu, petit père. Tout ce que je vous demanderai, maintenant, c’est d’aller me chercher un taxi.
Car je crois qu’il est temps d’abandonner la bagnole de Seruti.
Croyez-moi ou ne me croyez pas, mais lorsque je me retrouve seul avec la malle dans un taxi anonyme, je me sens plus empoisonné qu’un homme qui a épousé sept femmes par inadvertance.
C’est magnifique d’avoir réussi un coup pareil dans le minimum de temps. Je bats tous les records de vitesse ; seulement la fortune la plus colossale n’a jamais été du moindre secours à un type échoué sur une île déserte. Or, pour moi en ce moment, l’Angleterre est pire qu’une île déserte. J’ai bonne mine, avec mes banknotes et ma collection inestimable. Mon portrait s’étale dans tous les journaux, et au moins deux personnes sur trois dévisagent en ce moment leurs contemporains dans l’espoir de m’identifier.
Où puis-je bien aller ? Les gares, les aéroports sont surveillés… Si je mets le pied dans un hôtel je serai arquinché illico… Si j’entre dans un troquet aussi et si je stationne dans la rue de même.
C’est dire que la situation est plus locdue que le derrière d’une guenon.
— Où allons-nous ? demande le chauffeur.
— Chez un messager, lui dis-je. Je voudrais expédier cette malle par la route.
— Barney et Walett, ça va ?
— O.K…
Il démarre et file à travers Londres avec une sûreté étonnante.
— C’est là, dit-il en stoppant derrière une file de camions…
Je vais pour descendre, mais je me ravise.
— Dites, vieux, hier je me suis donné un tour de reins. Ça vous ennuierait d’aller enregistrer ma malle ?
Et je lui tends un joli billet.
Ça n’a jamais ennuyé un chauffeur de taxi d’encaisser un magistral pourliche.
— Tout à votre service, patron, déclare-t-il. C’est pour où et à quel nom ?
Je déchire un morceau de papier et je lui note : « John Percy, Douvres ».
— Tenez, dites qu’on garde ça en dépôt. J’ignore quel jour je passerai la retirer.
Il acquiesce. Je l’aide à hisser la lourde malle sur ses épaules et je le regarde opérer.
Je crois qu’il est plus adroit d’avoir chargé le chauffeur des formalités d’enregistrement. Ainsi je ne risque pas qu’un employé me reconnaisse par la suite et prévienne les bourdilles, lesquels n’auraient rien de plus pressé que de s’emparer de la malle.
Seulement, cette précaution n’est valable que si je supprime le témoignage du chauffeur.
Je mets mentalement un petit cinéma au point mort car un vieux proverbe dit qu’il faut toujours prévoir le temps qu’il fera le dimanche après-midi afin de savoir si l’on doit ou non faire l’amour à sa grognasse le samedi soir.
Comme j’en suis là de mes réflexions, le chauffeur amène sa bouille de mulot.
— C’est fait, patron ; voici votre récépissé à conserver pour retirer le paquet.
— D’ac. Merci.
— Et maintenant, on va où ?
Je dis entre mes dents : « Toi, en enfer », puis à haute voix :