Je regarde désespérément autour de moi.
J’avise soudain une esplanade très encombrée, très animée.
— C’est quoi, ça ? demandé-je.
— Les halles, répond le chauffeur.
— O.K., vas-y, rentre dans les travées. Tant pis pour les mecs qui seront sur la route, l’assurance paiera…
Il hésite, mais il est plongé dans un climat de folie et il rentre dans la populace, un rictus affreux aux lèvres.
Les travées sont tellement étroites que des bancs de légumes s’écroulent. Des gens fuient en hurlant ; c’est la grosse pagaïe. J’ouvre la portière de mon côté. Puis je lâche une balle dans l’oreille du chauffeur et je saute sur une montagne de choux. La voiture percute des sacs de pommes de terre, continue un peu sa route, en renversant tout sur son passage… Moi je ne m’attarde pas à regarder les résultats de mon travail. Je me faufile dans la foule en loucedé.
Tout ça s’est passé en quelques secondes. Je me fonds dans la horde des mecs épouvantés… Je marche posément mais je ne fais pas le flambard, car il y a un drôle de remous derrière moi.
Je quitte les halles. J’enfile une rue, puis une autre… Des coups de sifflets me suivent à la trace.
« Tu n’es pas encore hors de danger, petit, je me dis. Planque-toi. »
Mes châsses se posent sur une plaque de rue. Elle dit : Chamberlain Street. Un petit mécanisme se déclenche dans ma tête. Chamberlain Street. Où ai-je vu ce nom de rue… Il me dit quelque chose. Quoi ?
Et brusquement le voile se déchire.
C’est sur la carte d’identité de la petite girl du « Red Dog » que j’ai lu cela. 7, Chamberlain Street, oui… C’est cela. Et elle, elle s’appelle… Lilian… Oui, Lilian… Palmer !
Je fonce, les coudes au corps. J’arrive devant le 7, je me jette sous le porche et j’inspecte le tableau des locataires. Lilian Palmer ; quatrième droite.
Je cours à l’escalier et je ne mets pas plus de trente secondes pour gravir les quatre étages.
La gosse m’a sauvé la mise une fois, pourquoi ne me la sauverait-elle pas une seconde ?
Je tire sur l’anneau de sa sonnette.
C’est elle qui m’ouvre. Elle est dans un superbe déshabillé qui ferait cabrioler un centenaire.
— Vous ! soupire-t-elle.
— Oui, je peux entrer ?
— C’est que…
Elle semble très gênée.
— Je suis pressé, fais-je en l’écartant, pressé d’entrer, mon chou. Excusez-moi, mais l’air de Londres ne me vaut rien.
Elle me glisse à l’oreille :
— J’ai quelqu’un !
— Ça n’a pas d’importance, fais-je : plus on est de fous, plus on rit.
Pourtant, elle ne se décide pas à me faire les honneurs de sa crèche.
— C’est quelqu’un qu’il vaut mieux que vous ne voyiez pas, chuchote-t-elle.
Sur ce, voilà une voix qui s’écrie :
— Alors, Lilian, qu’est-ce qui se passe ?
Et un type paraît. Et ce type, je vous le donne en mille de deviner qui c’est. Autant vous le casser illico, avant que vous ne soyez crevé de curiosité. Il s’agit de Mattiew en personne. Mattiew, le gars dont j’ai piqué les ronds et bousillé la bonne femme.
Je le reconnais, mais lui ne me connaît pas.
Il me regarde et regarde Lilian. Après quoi il demande :
— Qui c’est, ce type ?
Je referme la porte.
— Je suis un ami de Lilian, dis-je.
— Vraiment ?
— Du moins je l’espère…
La petite Palmer a son petit air grave qui lui va si bien. Elle a l’air plutôt embêté. Enfin, elle prend une décision. Elle se dit que si je suis ici, en ce moment, c’est que le destin l’a voulu, et qu’il ne faut pas jouer à cache-cache avec le destin. C’est un mec qui possède tellement d’atouts dans son jeu, qu’on ne peut absolument rien tenter contre lui.
— Cet homme est le fameux Ange Noir, dit-elle.
Le gars, oh Madame, si vous pouviez arnoucher son portraque ! Il devient blanc comme un plastron d’ambassadeur.
— Ah, fait-il… Ah, ah !
Puis aussitôt :
— C’est lui qui a tué Eleonor… C’est lui qui m’a volé…
Il s’avance sur moi, les poings serrés.
— Saleté, grogne-t-il.
Et il me colle son direct bien-aimé dans la mâchoire. J’encaisse parce que le coup est parti plus vite que je ne le supposais. Ça l’excite. Il va pour doubler, mais je me baisse ; son coup part au-dessus de ma tête et je le cueille, à mon tour, d’une droite au menton.
Puis je chope mon colt le temps qu’il compte ses chandelles et je lui en cloque un coup qui lui défonce le côté de la tête, plus haut que la tempe.
— Bien servi, je fais, en le voyant s’écrouler.
La môme est très calme. Elle me dévisage avec admiration.
— C’est très joli comme riposte, fait-elle. Et aussi très efficace. Seulement je me demande ce que nous allons faire de ce cadavre. Car je suppose que c’est un cadavre, maintenant, non ?
— Si c’en est pas un, je réponds, il sera sûrement de la prochaine promotion : son dossier est en bonne voie.
Dehors, ça siffle de plus belle. Elle va à la fenêtre.
— Le quartier est cerné, dit-elle.
— Aucune importance si vous me donnez un coup de main, une fois de plus…
— Ça joue…
Je fais rapidement le tour de l’appartement. J’avise une penderie et je trimballe le corps dedans. Avant de refermer la lourde, je prélève son portefeuille, non que j’en sois réduit à faire le piqueur sur un macchab, mais pour réaliser mon plan, il me faut ses papelards.
Ensuite, je me déloque complètement et, lorsque je suis en slip, je passe dans la salle de bains. Je trouve de la crème à raser… Je m’en enduis le visage et je fais mousser, puis je m’ébouriffe les crins. Le gars qui me reconnaîtrait serait bien malin.
— Écoute, amour de ma vie, dis-je à Lilian, les bourdilles vont très certainement rappliquer ; évidemment tu n’as rien vu de suspect. Si on te demande si tu es seule, tu réponds que tu es avec ton ami : Mattiew !
— D’accord.
— Au fait, c’était ton amant ?
— Bien contre mon gré, fait-elle. Cet homme me tenait à cause d’une histoire de stup à laquelle j’avais été mêlée… Je vous bénis de m’avoir débarrassée de lui…
À ce moment on sonne.
Ce sont deux agents qui demande à ma petite girl si, par hasard, un homme qui…
Elle jure qu’elle n’a rien vu, rien entendu.
— Du reste, fait-elle, vous pouvez demander à mon ami.
Je passe ma frimousse ensavonnée par l’entrebâillement de la porte.
— Qu’est-ce qui se passe ? demandé-je… Y a le feu ?
Devant cette image paisible d’un type qui se rase et d’une môme en déshabillé, les condés se font la valise.
Alors j’essuie rapidement cette mousse onctueuse qui me fait une barbe de patriarche. Je prends Lilian dans mes bras.
— Toi, je lui dis, t’es juste le genre de fille qu’il me faut, pour continuer mon périple à travers la vieille Europe !