C’est le coin pépère où les pleins aux as ont leur carrée pour s’oxygéner de temps à autre.
Je n’ai pas vu de contrôleur et je suis du reste empoisonné, car je vais devoir parlementer au portillon de la gare, ce qui attirera sur moi l’attention de la souris. Comme je le prévois, elle descend à cette station. Avec elle, il y a un curé et une bonne femme armée d’un panier.
Si je fous les pinceaux sur le gravier du quai, je vais aussitôt attirer l’attention comme un lézard sur une assiette de potage.
Je décide de demeurer dans le train.
J’attends que le convoi s’ébranle. Lorsqu’il a dépassé la gare, je m’adresse au croquant qui me fait vis-à-vis.
— Pardon, Mézy, est-ce bientôt là ?
Le mec manque en perdre son râtelier.
— Mais c’est ici ! brame-t-il.
Je joue le gars effondré. Je me catapulte sur la portière, rouvre et descends sur le marchepied. Le tacot trace à au moins cinquante à l’heure. Mais j’ai réussi d’autres performances. Je m’accroupis, et pique en avant. Je me reçois bien et c’est heureux, parce que je découvre qu’à quatre centimes de ma calbombe se trouve un poteau télégraphique ; il s’en est fallu d’un rien que ma hure fasse des petits !
Ce système d’évacuation règle la question du billet. Je dévale le remblai du chemin de fer. Me voici dans un petit chemin creux qui sent bon la France. J’avais toujours pensé que la France possédait cette odeur-là.
Je repère l’agglomération, sur la hauteur, et je m’y dirige en rasant les murs. Je n’ai pas fait trente pas que je me trouve presque dans le dos de Sophie. Elle est en train de sonner à la grille d’une vaste propriété et elle semble pressée, car elle piaffe littéralement.
Je n’ai que le temps de me jeter à plat ventre dans le fossé. Il ne me reste qu’à espérer qu’elle ne m’a pas vu.
Un moment de silence, puis un pas fait crisser les graviers. J’entends la porte qui s’ouvre.
La voix de Sophie dit :
— Bonjour… Rien de neuf ?
Un double pas s’éloigne sur les graviers. Je me redresse. Tout ça est aussi explicite, aussi clair qu’un discours électoral prononcé en sanscrit.
Est-ce que par hasard le père Masset m’aurait eu au bidon ? Après tout, Sophie est peut-être bien sa fille.
Et tout à coup, j’y vois clair. La môme est bel et bien la fille de l’industriel ; seulement, après que je l’eus eu quittée, elle a réfléchi et s’est dit qu’elle était embarquée décidément dans une trop sale histoire. La voix de la raison s’est élevée. Elle a téléphoné à son vieux, de l’hôtel. Il lui a ordonné de venir se planquer dans leur turne de cambrousse, histoire de se soustraire à la curiosité des flicards. Oui, ça doit être ça ! Lorsque je lui ai téléphoné, le vieux avait déjà des nouvelles de sa gosse, il savait qu’elle ne craignait rien et c’est pour couper court qu’il m’a déclaré ne pas avoir de fillette.
Je me dirige vers un petit paquet de maisons où, certainement, doit se trouver un café.
C’est fou ce que j’ai envie de me téléphoner des trucs raides dans la cornemuse.
Les Français sont puissamment organisés côté troquet. Il y en a de partout. Celui où je pénètre est grand comme un mouchoir de poche. Il y a des tableaux de chasse sur les murs, et une tonnelle devant la lourde, avec une table ronde sous la tonnelle.
Je commande un cognac. Comme j’ai l’accent américain, le patron comprend tout de suite que je le désire dans un grand verre et m’apporte une rasade qui ferait fonctionner un quadrimoteur pendant deux heures !
Puis il me regarde, les yeux moites, rêvant peut-être que je vais lui régler son breuvage en dollars. C’est fou ce que les Français ont de la sympathie pour les dollars…
Je le regarde aussi et nous nous sourions.
— Joli pays, fais-je.
— Oui, admet-il, c’est tranquille.
— C’est bien ici que M. Masset a sa propriété ?
— Juste au bout du chemin, au tournant. Vous le connaissez ?
— Non…
Il se frappe le front.
— Vous avez peut-être lu le journal ? Il y a eu un crime dans son appartement de Paris. Quelle histoire ! Il est parti cette nuit…
— Oui, j’ai vu…
Je questionne :
— Il a de la famille ?
— Il est veuf…
— Il a bien une fille ?
— Non.
Bing ! J’en prends un nouveau coup sur le cigarillo. Pas de fille !
Ma nouvelle théorie s’effondre comme un soufflé qui a trop attendu.
— Il vit seul ?
L’autre prend un air malin, ce qui, avec la tronche qu’il trimballe est un véritable tour de force.
— Un homme comme M. Masset ne reste jamais seul bien longtemps… Il est porté sur la fesse, je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire ?
Un aveugle verrait ce qu’il veut dire…
— Je mangerais bien une paire d’œufs, dis-je, c’est possible ?
Il me dit que oui et disparaît dans sa cambuse.
Moi je torche mon glass et je me plonge dans des méditations sans fin. Tout cela est de plus en plus compliqué. Cette Sophie, vous êtes de mon avis, n’est pas une Sophie comme les autres.
Elle assomme des gens, couche ensuite avec eux, joue un jeu, puis un autre, se fait passer pour la fille de l’homme chez lequel elle organise un cambriolage, n’est pas plus sa fille que je suis moi, le duc de Windsor, et pourtant se réfugie chez lui…
En France, on m’a l’air d’être salement compliqué !
Et moi qui croyais naïvement que c’était un des coins les plus tranquilles de la planète, le pôle Nord excepté !
On m’y reprendra à bouquiner les dépliants des offices de voyages !
Chapitre XI
Une visite… surprise
L’heure tourne lentement.
Trop lentement à mon gré.
Ce que j’attends ? La nuit ! Cette bonne vieille nuit sans étoiles, qui est le rêve intime de tous ceux qui mijotent quelque chose de pas très catholique. Mais comme l’après-midi commence, je me dis qu’avec mon système nerveux survolté il me sera impossible de piétiner plus longtemps.
Il faut absolument que je tente quelque chose… ABSOLUMENT !
Je quitte le bistro et je me dirige vers la propriété. Avant d’arriver au virage où s’ouvre le portail, j’oblique sur la droite, dans un petit chemin, un sentier plutôt, envahi par les orties et les ronces.
Ce sentier longe le mur de la propriété sur une certaine distance. Il est en pente raide. Ce qui fait qu’au bout de vingt mètres je suis absolument dérobé à la vue de passants éventuels.
Justement, à cet endroit, le mur est dégradé, comme un officier félon. C’est un jeu pour moi que de me hisser jusqu’au faîte. Une fois à califourchon sur le mur, j’observe les azimuts.
Je vois une vaste propriété bien entretenue, avec des pelouses rasées comme le tapis d’un billard, des massifs de fleurs, des sapins verts entourés d’arceaux…
À peu de distance se dresse la maison. C’est de la chouette cahute. On aimerait y passer le week-end en compagnie de donzelles pas trop regardantes du côté balcon.
Je me laisse glisser de l’autre côté du mur. J’atterris au milieu d’un gazon moelleux. Il me semble que je marche dans de la crème à la vanille… C’est doux…
Le hasard, qui est quelquefois de mon côté, a fait que les ouvertures de la maison : portes, fenêtres, se trouvent sur les trois autres faces.
Donc, à moins d’un pépin, je ne risque pas d’être aperçu de l’intérieur. C’est un sérieux avantage dans ma situation. Je réalise très bien le danger que je cours. Il suffirait qu’un gnaf m’aperçoive et alerte les archers pour que je sois fabriqué comme un rat dans une trappe. Du coup, on me refilerait d’autor tout le linge sale de la maison sur le râble.