J’atteignis ainsi ma seizième année, inquiet, mécontent de tout et de moi, sans goûts de mon état, sans plaisir de mon âge, dévoré de désirs dont j’ignorais l’objet, pleurant sans sujets de larmes, soupirant sans savoir de quoi; enfin caressant tendrement mes chimères, faute de rien voir autour de moi qui les valût. Les dimanches, mes camarades venaient me chercher après le prêche pour m’ébattre avec eux. Je leur aurais volontiers échappé si j’avais pu; mais une fois en train dans les jeux, j’étais plus ardent et j’allais plus loin qu’aucun autre; difficile à ébranler et à retenir. Ce fut là de tout temps ma disposition constante. Dans nos promenades hors de la ville, j’allais toujours en avant sans songer au retour, à moins que d’autres n’y songeassent pour moi. J’y fus pris deux fois; les portes furent fermées avant que je pusse arriver. Le lendemain je fus traité comme on s’imagine, et la seconde fois il me fut promis un tel accueil pour la troisième, que je résolus de ne m’y pas exposer. Cette troisième fois si redoutée arriva pourtant. Ma vigilance fut mise en défaut par un maudit capitaine appelé M. Minutoli, qui fermait toujours la porte où il était de garde une demi-heure avant les autres. Je revenais avec deux camarades. À demi-lieue de la ville, j’entends sonner la retraite; je double le pas; j’entends battre la caisse, je cours à toutes jambes: j’arrive essoufflé, tout en nage; le cœur me bat; je vois de loin les soldats à leur poste, j’accours, je crie d’une voix étouffée. Il était trop tard. À vingt pas de l’avancée je vois lever le premier pont. Je frémis en voyant en l’air ces cornes terribles, sinistre et fatal augure du sort inévitable que ce moment commençait pour moi.
Dans le premier transport de douleur, je me jetai sur le glacis et mordis la terre. Mes camarades, riant de leur malheur, prirent à l’instant leur parti. Je pris aussi le mien; mais ce fut d’une autre manière. Sur le lieu même je jurai de ne retourner jamais chez mon maître; et le lendemain, quand, à l’heure de la découverte, ils rentrèrent en ville, je leur dis adieu pour jamais, les priant seulement d’avertir en secret mon cousin Bernard de la résolution que j’avais prise, et du lieu où il pourrait me voir encore une fois.
À mon entrée en apprentissage, étant plus séparé de lui, je le vis moins: toutefois, durant quelque temps nous nous rassemblions les dimanches; mais insensiblement chacun prit d’autres habitudes, et nous nous vîmes plus rarement; je suis persuadé que sa mère contribua beaucoup à ce changement. Il était, lui, un garçon du haut; moi, chétif apprenti, je n’étais plus qu’un enfant de Saint-Gervais, il n’y avait plus entre nous d’égalité malgré la naissance; c’était déroger que de me fréquenter. Cependant les liaisons ne cessèrent point tout à fait entre nous, et comme c’était un garçon d’un bon naturel, il suivait quelquefois son cœur malgré les leçons de sa mère. Instruit de ma résolution, il accourut, non pour m’en dissuader ou la partager, mais pour jeter, par de petits présents, quelque agrément dans ma fuite; car mes propres ressources ne pouvaient me mener fort loin. Il me donna entre autres une petite épée, dont j’étais fort épris, que j’ai portée jusqu’à Turin, où le besoin m’en fit défaire, et où je me la passai, comme on dit, au travers du corps. Plus j’ai réfléchi depuis à la manière dont il se conduisit avec moi dans ce moment critique, plus je me suis persuadé qu’il suivit les instructions de sa mère, et peut-être de son père; car il n’est pas possible que de lui-même il n’eût fait quelque effort pour me retenir, ou qu’il n’eût été tenté de me suivre: mais point. Il m’encouragea dans mon dessein plutôt qu’il ne m’en détourna; puis, quand il me vit bien résolu, il me quitta sans beaucoup de larmes. Nous ne nous sommes jamais écrit ni revus. C’est dommage: il était d’un caractère essentiellement bon: nous étions faits pour nous aimer.
Avant de m’abandonner à la fatalité de ma destinée, qu’on me permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m’attendait naturellement si j’étais tombé dans les mains d’un meilleur maître. Rien n’était plus convenable à mon humeur, ni plus propre à me rendre heureux, que l’état tranquille et obscur d’un bon artisan, dans certaines classes surtout, telle qu’est à Genève celle des graveurs. Cet état assez lucratif pour donner une subsistance aisée, et pas assez pour mener à la fortune, eût borné mon ambition pour le reste de mes jours, et, me laissant un loisir honnête pour cultiver des goûts modérés, il m’eût contenu dans ma sphère sans m’offrir aucun moyen d’en sortir. Ayant une imagination assez riche pour orner de ses chimères tous les états, assez puissante pour me transporter, pour ainsi dire, à mon gré, de l’un à l’autre, il m’importait peu dans lequel je fusse en effet. Il ne pouvait y avoir si loin du lieu où j’étais au premier château en Espagne, qu’il ne me fût aisé de m’y établir.
De cela seul il suivait que l’état le plus simple, celui qui donnait le moins de tracas et de soins, celui qui laissait l’esprit le plus libre, était celui qui me convenait le mieux; et c’était précisément le mien. J’aurais passé dans le sein de ma religion, de ma patrie, de ma famille et de mes amis, une vie paisible et douce, telle qu’il la fallait à mon caractère, dans l’uniformité d’un travail de mon goût et d’une société selon mon cœur. J’aurais été bon chrétien, bon citoyen, bon père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose. J’aurais aimé mon état, je l’aurais honoré peut-être, et après avoir passé une vie obscure et simple, mais égale et douce, je serais mort paisiblement dans le sein des miens. Bientôt oublié, sans doute, j’aurais été regretté du moins aussi longtemps qu’on se serait souvenu de moi.
Au lieu de cela… quel tableau vais-je faire? Ah! n’anticipons point sur les misères de ma vie; je n’occuperai que trop mes lecteurs de ce triste sujet.
Livre II
Autant le moment où l’effroi me suggéra le projet de fuir m’avait paru triste, autant celui où je l’exécutai me parut charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parents, mes appuis, mes ressources; laisser un apprentissage à moitié fait, sans savoir mon métier assez pour en vivre; me livrer aux horreurs de la misère sans voir aucun moyen d’en sortir; dans l’âge de la faiblesse et de l’innocence, m’exposer à toutes les tentations du vice et du désespoir; chercher au loin les maux, les erreurs, les pièges, l’esclavage et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je n’avais pu souffrir: c’était là ce que j’allais faire; c’était la perspective que j’aurais dû envisager. Que celle que je me peignais était différente! L’indépendance que je croyais avoir acquise était le seul sentiment qui m’affectait. Libre et maître de moi-même, je croyais pouvoir tout faire, atteindre à tout: je n’avais qu’à m’élancer pour m’élever et voler dans les airs. J’entrais avec sécurité dans le vaste espace du monde; mon mérite allait le remplir; à chaque pas j’allais trouver des festins, des trésors, des aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses empressées à me plaire: en me montrant j’allais occuper de moi l’univers, non pas pourtant l’univers tout entier, je l’en dispensais en quelque sorte, il ne m’en fallait pas tant. Une société charmante me suffisait sans m’embarrasser du reste. Ma modération m’inscrivait dans une sphère étroite, mais délicieusement choisie, où j’étais assuré de régner. Un seul château bornait mon ambition. Favori du seigneur et de la dame, amant de la demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins, j’étais content; il ne m’en fallait pas davantage.