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En attendant ce modeste avenir, j’errai quelques jours autour de la ville, logeant chez des paysans de ma connaissance, qui tous me reçurent avec plus de bonté que n’auraient fait des urbains. Ils m’accueillaient, me logeaient, me nourrissaient trop bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne pouvait pas s’appeler faire l’aumône; ils n’y mettaient pas assez l’air de la supériorité.

À force de voyager et de parcourir le monde, j’allai jusqu’à Confignon, terres de Savoie à deux lieues de Genève. Le curé s’appelait M. de Pontverre. Ce nom fameux dans l’histoire de la République me frappa beaucoup. J’étais curieux de voir comment étaient faits les descendants des gentilshommes de la cuiller. J’allai voir M. de Pontverre: il me reçut bien, me parla de l’hérésie de Genève, de l’autorité de la sainte mère Église, et me donna à dîner. Je trouvai peu de chose à répondre à des arguments qui finissaient ainsi, et je jugeai que des curés chez qui l’on dînait si bien valaient tout au moins nos ministres. J’étais certainement plus savant que M. de Pontverre, tout gentilhomme qu’il était; mais j’étais trop bon convive pour être si bon théologien, et son vin de Frangy, qui me parut excellent, argumentait si victorieusement pour lui, que j’aurais rougi de fermer la bouche à un si bon hôte. Je cédais donc, ou du moins je ne résistais pas en face. À voir les ménagements dont j’usais, on m’aurait cru faux. On se fût trompé; je n’étais qu’honnête, cela est certain. La flatterie, ou plutôt la condescendance, n’est pas toujours un vice, elle est souvent une vertu, surtout dans les jeunes gens. La bonté avec laquelle un homme nous traite nous attache à lui: ce n’est pas pour l’abuser qu’on lui cède, c’est pour ne pas l’attrister, pour ne pas lui rendre le mal pour le bien. Quel intérêt avait M. de Pontverre à m’accueillir, à me bien traiter, à vouloir me convaincre? Nul autre que le mien propre. Mon jeune cœur se disait cela. J’étais touché de reconnaissance et de respect pour le bon prêtre. Je sentais ma supériorité; je ne voulais pas l’en accabler pour prix de son hospitalité. Il n’y avait point de motif hypocrite à cette conduite: je ne songeais point à changer de religion; et, bien loin de me familiariser si vite avec cette idée, je ne l’envisageais qu’avec une horreur qui devait l’écarter de moi pour longtemps: je voulais seulement ne point fâcher ceux qui me caressaient dans cette vue; je voulais cultiver leur bienveillance, et leur laisser l’espoir du succès en paraissant moins armé que je ne l’étais en effet. Ma faute en cela ressemblait à la coquetterie des honnêtes femmes qui, quelquefois, pour parvenir à leurs fins, savent, sans rien permettre ni rien promettre, faire espérer plus qu’elles ne veulent tenir.

La raison, la pitié, l’amour de l’ordre exigeaient assurément que, loin de se prêter à ma folie, on m’éloignât de ma perte où je courais, en me renvoyant dans ma famille. C’est là ce qu’aurait fait ou tâché de faire tout homme vraiment vertueux. Mais quoique M. de Pontverre fût un bon homme, ce n’était assurément pas un homme vertueux; au contraire, c’était un dévot qui ne connaissait d’autre vertu que d’adorer les images et de dire le rosaire; une espèce de missionnaire qui n’imaginait rien de mieux, pour le bien de la foi, que de faire des libelles contre les ministres de Genève. Loin de penser à me renvoyer chez moi, il profita du désir que j’avais de m’en éloigner, pour me mettre hors d’état d’y retourner quand même il m’en prendrait envie. Il y avait tout à parier qu’il m’envoyait périr de misère ou devenir un vaurien. Ce n’était point là ce qu’il voyait: il voyait une âme ôtée à l’hérésie et rendue à l’Église. Honnête homme ou vaurien, qu’importait cela pourvu que j’allasse à la messe? Il ne faut pas croire, au reste, que cette façon de penser soit particulière aux catholiques; elle est celle de toute religion dogmatique où l’on fait l’essentiel non de faire, mais de croire.

«Dieu vous appelle, me dit M. de Pontverre: allez à Annecy; vous y trouverez une bonne dame bien charitable, que les bienfaits du roi mettent en état de retirer d’autres âmes de l’erreur dont elle est sortie elle-même.» Il s’agissait de Mme de Warens, nouvelle convertie, que les prêtres forçaient, en effet, de partager avec la canaille qui venait vendre sa foi, une pension de deux mille francs que lui donnait le roi de Sardaigne. Je me sentais fort humilié d’avoir besoin d’une bonne dame bien charitable. J’aimais fort qu’on me donnât mon nécessaire, mais non pas qu’on me fît la charité; et une dévote n’était pas pour moi fort attirante. Toutefois, pressé par M. de Pontverre, par la faim qui me talonnait, bien aise aussi de faire un voyage et d’avoir un but, je prends mon parti, quoique avec peine, et je pars pour Annecy. J’y pouvais être aisément en un jour; mais je ne me pressais pas, j’en mis trois. Je ne voyais pas un château à droite ou à gauche sans aller chercher l’aventure que j’étais sûr qui m’y attendait. Je n’osais entrer dans le château ni heurter, car j’étais fort timide, mais je chantais sous la fenêtre qui avait le plus d’apparence, fort surpris, après m’être longtemps époumoné, de ne voir paraître ni dames ni demoiselles qu’attirât la beauté de ma voix ou le sel de mes chansons, vu que j’en savais d’admirables que mes camarades m’avaient apprises, et que je chantais admirablement.

J’arrive enfin; je vois Mme de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon caractère; je ne puis me résoudre à la passer légèrement. J’étais au milieu de ma seizième année. Sans être ce qu’on appelle un beau garçon, j’étais bien pris dans ma petite taille; j’avais un joli pied, la jambe fine, l’air dégagé, la physionomie animée, la bouche mignonne, les sourcils et les cheveux noirs, les yeux petits et même enfoncés, mais qui lançaient avec force le feu dont mon sang était embrasé. Malheureusement, je ne savais rien de tout cela, et de ma vie il ne m’est arrivé de songer à ma figure que lorsqu’il n’était plus temps d’en tirer parti. Ainsi j’avais avec la timidité de mon âge celle d’un naturel très aimant, toujours troublé par la crainte de déplaire. D’ailleurs, quoique j’eusse l’esprit assez orné, n’ayant jamais vu le monde, je manquais totalement de manières, et mes connaissances, loin d’y suppléer, ne servaient qu’à m’intimider davantage, en me faisant sentir combien j’en manquais.

Craignant donc que mon abord ne prévînt pas en ma faveur, je pris autrement mes avantages, et je fis une belle lettre en style d’orateur, où, cousant des phrases des livres avec des locutions d’apprenti, je déployais toute mon éloquence pour capter la bienveillance de Mme de Warens. J’enfermai la lettre de M. de Pontverre dans la mienne, et je partis pour cette terrible audience. Je ne trouvai point Mme de Warens; on me dit qu’elle venait de sortir pour aller à l’église. C’était le jour des Rameaux de l’année 1728. Je cours pour la suivre: je la vois, je l’atteins, je lui parle… Je dois me souvenir du lieu; je l’ai souvent depuis mouillé de mes larmes et couvert de mes baisers. Que ne puis-je entourer d’un balustre d’or cette heureuse place! que n’y puis-je attirer les hommages de toute la terre! Quiconque aime à honorer les monuments du salut des hommes n’en devrait approcher qu’à genoux.