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Mon regret d’arriver si vite à Turin fut tempéré par le plaisir de voir une grande ville, et par l’espoir d’y faire bientôt une figure digne de moi, car déjà les fumées de l’ambition me montaient à la tête; déjà je me regardais comme infiniment au-dessus de mon ancien état d’apprenti; j’étais bien loin de prévoir que dans peu j’allais être fort au-dessous.

Avant que d’aller plus loin, je dois au lecteur mon excuse ou ma justification, tant sur les menus détails où je viens d’entrer que sur ceux où j’entrerai dans la suite, et qui n’ont rien d’intéressant à ses yeux. Dans l’entreprise que j’ai faite de me montrer tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui reste obscur ou caché; il faut que je me tienne incessamment sous ses yeux; qu’il me suive dans tous les égarements de mon cœur, dans tous les recoins de ma vie; qu’il ne me perde pas de vue un seul instant, de peur que, trouvant dans mon récit la moindre lacune, le moindre vide, et se demandant: Qu’a-t-il fait durant ce temps-là? il ne m’accuse de n’avoir pas voulu tout dire. Je donne assez de prise à la malignité des hommes par mes récits, sans lui en donner encore par mon silence.

Mon petit pécule était parti: j’avais jasé, et mon indiscrétion ne fut pas pour mes conducteurs à pure perte. Mme Sabran trouva le moyen de m’arracher jusqu’à un petit ruban glacé d’argent que Mme de Warens m’avait donné pour ma petite épée, et que je regrettai plus que tout le reste; l’épée même eût resté dans leurs mains si je m’étais moins obstiné. Ils m’avaient fidèlement défrayé dans la route, mais ils ne m’avaient rien laissé. J’arrive à Turin sans habits, sans argent, sans linge, et laissant très exactement à mon seul mérite tout l’honneur de la fortune que j’allais faire.

J’avais des lettres, je les portai; et tout de suite je fus mené à l’Hospice des catéchumènes, pour y être instruit dans la religion pour laquelle on me vendait ma subsistance. En entrant je vis une grosse porte à barreaux de fer, qui dès que je fus passé fut fermée à double tour sur mes talons. Ce début me parut plus imposant qu’agréable, et commençait à me donner à penser, quand on me fit entrer dans une assez grande pièce. J’y vis pour tout meuble un autel de bois surmonté d’un grand crucifix au fond de la chambre, et autour quatre ou cinq chaises aussi de bois, qui paraissaient avoir été cirées, mais qui seulement étaient luisantes à force de s’en servir et de les frotter. Dans cette salle d’assemblée étaient quatre ou cinq affreux bandits, mes camarades d’instruction, et qui semblaient plutôt des archers du diable que des aspirants à se faire enfants de Dieu. Deux de ces coquins étaient des Esclavons, qui se disaient Juifs et Maures, et qui, comme ils me l’avouèrent, passaient leur vie à courir l’Espagne et l’Italie, embrassant le christianisme et se faisant baptiser partout où le produit en valait la peine. On ouvrit une autre porte de fer qui partageait en deux un grand balcon régnant sur la cour. Par cette porte entrèrent nos sœurs les catéchumènes, qui comme moi s’allaient régénérer, non par le baptême, mais par une solennelle abjuration. C’étaient bien les plus grandes salopes et les plus vilaines coureuses qui jamais aient empuanti le bercail du Seigneur. Une seule me parut jolie et assez intéressante. Elle était à peu près de mon âge, peut-être un an ou deux de plus. Elle avait des yeux fripons qui rencontraient quelquefois les miens. Cela m’inspira quelque désir de faire connaissance avec elle; mais, pendant près de deux mois qu’elle demeura encore dans cette maison, où elle était depuis trois, il me fut absolument impossible de l’accoster, tant elle était recommandée à notre vieille geôlière, et obsédée par le saint missionnaire, qui travaillait à sa conversion avec plus de zèle que de diligence. Il fallait qu’elle fût extrêmement stupide, quoiqu’elle n’en eût pas l’air, car jamais instruction ne fut plus longue. Le saint homme ne la trouvait toujours point en état d’abjurer. Mais elle s’ennuya de sa clôture, et dit qu’elle voulait sortir, chrétienne ou non. Il fallut la prendre au mot, tandis qu’elle consentait encore à l’être, de peur qu’elle ne se mutinât et qu’elle ne le voulût plus.

La petite communauté fut assemblée en l’honneur du nouveau venu. On nous fit une courte exhortation; à moi, pour m’engager à répondre à la grâce que Dieu me faisait; aux autres, pour les inviter à m’accorder leurs prières et à m’édifier par leurs exemples. Après quoi, nos vierges étant rentrées dans leur clôture, j’eus le temps de m’étonner tout à mon aise de celle où je me trouvais.

Le lendemain matin on nous assembla de nouveau pour l’instruction, et ce fut alors que je commençai à réfléchir pour la première fois sur le pas que j’allais faire et sur les démarches qui m’y avaient entraîné.

J’ai dit, je répète et je répéterai peut-être une chose dont je suis tous les jours plus pénétré; c’est que si jamais enfant reçut une éducation raisonnable et saine, ç’a été moi. Né dans une famille que ses mœurs distinguaient du peuple, je n’avais reçu que des leçons de sagesse et des exemples d’honneur de tous mes parents. Mon père, quoique homme de plaisir, avait non seulement une probité sûre, mais beaucoup de religion. Galant homme dans le monde et chrétien dans l’intérieur, il m’avait inspiré de bonne heure les sentiments dont il était pénétré. De mes trois tantes, toutes sages et vertueuses, les deux aînées étaient dévotes, et la troisième, fille à la fois pleine de grâces, d’esprit et de sens, l’était peut-être encore plus qu’elles, quoique avec moins d’ostentation. Du sein de cette estimable famille, je passai chez M. Lambercier, qui, bien qu’homme d’Église et prédicateur, était croyant en dedans et faisait presque aussi bien qu’il disait. Sa sœur et lui cultivèrent, par des instructions douces et judicieuses, les principes de piété qu’ils trouvèrent dans mon cœur. Ces dignes gens employèrent pour cela des moyens si vrais, si discrets, si raisonnables, que, loin de m’ennuyer au sermon, je n’en sortais jamais sans être intérieurement touché et sans faire des résolutions de bien vivre, auxquelles je manquais rarement en y pensant. Chez ma tante Bernard la dévotion m’ennuyait un peu plus, parce qu’elle en faisait un métier. Chez mon maître je n’y pensais plus guère, sans pourtant penser différemment.

Je ne trouvai point de jeunes gens qui me pervertissent. Je devins polisson, mais non libertin.

J’avais donc de la religion tout ce qu’un enfant à l’âge où j’étais en pouvait avoir. J’en avais même davantage, car pourquoi déguiser ici ma pensée? Mon enfance ne fut point d’un enfant; je sentis, je pensai toujours en homme. Ce n’est qu’en grandissant que je suis rentré dans la classe ordinaire; en naissant, j’en étais sorti. L’on rira de me voir me donner modestement pour un prodige. Soit: mais quand on aura bien ri, qu’on trouve un enfant qu’à six ans les romans attachent, intéressent, transportent au point d’en pleurer à chaudes larmes; alors je sentirai ma vanité ridicule, et je conviendrai que j’ai tort.