À cinq ou six cents pas de l’île, est du côté du sud, une autre île beaucoup plus petite, inculte et déserte, qui paraît avoir été détachée autrefois de la grande par les orages, et ne produit parmi ses graviers que des saules et des persicaires, mais où est cependant un tertre élevé, bien gazonné et très agréable. La forme de ce lac est un ovale presque régulier. Ses rives, moins riches que celles des lacs de Genève et de Neuchâtel, ne laissent pas de former une assez belle décoration, surtout dans la partie occidentale, qui est très peuplée, et bordée de vignes au pied d’une chaîne de montagnes, à peu près comme à Côte-Rôtie, mais qui ne donnent pas d’aussi bon vin. On y trouve, en allant du sud au nord, le bailliage de Saint-Jean, la Bonneville, Bienne et Nidau, à l’extrémité du lac, le tout entremêlé de villages très agréables.
Tel était l’asile que je m’étais ménagé, et où je résolus d’aller m’établir en quittant le Val-de-Travers.
Ce choix était si conforme à mon goût pacifique, à mon humeur solitaire et paresseuse, que je le compte parmi les douces rêveries dont je me suis le plus vivement passionné. Il me semblait que dans cette île je serais plus séparé des hommes, plus à l’abri de leurs outrages, plus oublié d’eux, plus livré, en un mot, aux douceurs du désœuvrement et de la vie contemplative. J’aurais voulu être tellement confiné dans cette île, que je n’eusse plus de commerce avec les mortels, et il est certain que je pris toutes les mesures imaginables pour me soustraire à la nécessité d’en entretenir.
Il s’agissait de subsister, et, tant par la cherté des denrées que par la difficulté des transports, la subsistance est chère dans cette île, où d’ailleurs on est à la discrétion du Receveur. Cette difficulté fut levée par un arrangement que du Peyrou voulut bien prendre avec moi, en se substituant à la place de la compagnie qui avait entrepris et abandonné mon édition générale. Je lui remis tous les matériaux de cette édition. J’en fis l’arrangement et la distribution. J’y joignis l’engagement de lui remettre les Mémoires de ma vie, et je le fis dépositaire généralement de tous mes papiers, avec la condition expresse de n’en faire usage qu’après ma mort, ayant à cœur d’achever tranquillement ma carrière, sans plus faire souvenir le public de moi. Au moyen de cela, la pension viagère qu’il se chargeait de me payer suffisait pour ma subsistance. Milord Maréchal, ayant recouvré tous ses biens, m’en avait offert une de douze cents francs, que je n’avais acceptée qu’en la réduisant à la moitié. Il m’en voulut envoyer le capital, que je refusai, par l’embarras de le placer. Il fit passer ce capital à du Peyrou, entre les mains de qui il est resté, et qui m’en paye la rente viagère sur le pied convenu avec le constituant. Joignant donc mon traité avec du Peyrou, la pension de Milord Maréchal, dont les deux tiers étaient réversibles à Thérèse après ma mort, et la rente de trois cents francs que j’avais sur Duchesne, je pouvais compter sur une subsistance honnête, et pour moi, et après moi pour Thérèse, à qui je laissais sept cents francs de rente, tant de la pension de Rey que de celle de Milord Maréchaclass="underline" ainsi je n’avais plus à craindre que le pain lui manquât, non plus qu’à moi. Mais il était écrit que l’honneur me forcerait de repousser toutes les ressources que la fortune et mon travail mettraient à ma portée et que je mourrais aussi pauvre que j’ai vécu. On jugera si, à moins d’être le dernier des infâmes, j’ai pu tenir des arrangements qu’on a toujours pris soin de me rendre ignominieux, en m’ôtant avec soin toute autre ressource, pour me forcer de consentir à mon déshonneur. Comment se seraient-ils doutés du parti que je prendrais dans cette alternative? ils ont toujours jugé de mon cœur par les leurs.
En repos du côté de la subsistance, j’étais sans souci de tout autre. Quoique j’abandonnasse dans le monde le champ libre à mes ennemis, je laissais dans le noble enthousiasme qui avait dicté mes écrits, et dans la constante uniformité de mes principes, un témoignage de mon âme qui répondait à celui que toute ma conduite rendait de mon naturel. Je n’avais pas besoin d’une autre défense contre mes calomniateurs. Ils pouvaient peindre sous mon nom un autre homme; mais ils ne pouvaient tromper que ceux qui voulaient être trompés. Je pouvais leur donner ma vie à épiloguer d’un bout à l’autre: j’étais sûr qu’à travers mes fautes et mes faiblesses, à travers mon inaptitude à supporter aucun joug, on trouverait toujours un homme juste, bon, sans fiel, sans haine, sans jalousie, prompt à reconnaître ses propres torts, plus prompt à oublier ceux d’autrui, cherchant toute sa félicité dans les passions aimantes et douces, et portant en toute chose la sincérité jusqu’à l’imprudence, jusqu’au plus incroyable désintéressement.
Je prenais donc en quelque sorte congé de mon siècle et de mes contemporains, et je faisais mes adieux au monde en me confinant dans cette île pour le reste de mes jours; car telle était ma résolution, et c’était là que je comptais exécuter enfin le grand projet de cette vie oiseuse, auquel j’avais inutilement consacré jusqu’alors tout le peu d’activité que le ciel m’avait départie. Cette île a fait devenir pour moi celle de Papimanie, ce bienheureux pays où l’on dort:
Où l’on fait plus, où l’on fait nulle chose.
Ce plus était tout pour moi, car j’ai toujours peu regretté le sommeil; l’oisiveté me suffit, et, pourvu que je ne fasse rien, j’aime encore mieux rêver éveillé qu’en songe. L’âge des projets romanesques étant passé, et la fumée de la gloriole m’ayant plus étourdi que flatté, il ne me restait, pour dernière espérance, que celle de vivre sans gêne, dans un loisir éternel. C’est la vie des bienheureux dans l’autre monde, et j’en faisais désormais mon bonheur suprême dans celle-ci.
Ceux qui me reprochent tant de contradictions ne manqueront pas ici de m’en reprocher encore une. J’ai dit que l’oisiveté des cercles me les rendait insupportables, et me voilà recherchant la solitude uniquement pour m’y livrer à l’oisiveté. C’est pourtant ainsi que je suis; s’il y a là de la contradiction, elle est du fait de la nature et non pas du mien: mais il y en a si peu que c’est par là précisément que je suis toujours moi. L’oisiveté des cercles est tuante, parce qu’elle est de nécessité. Celle de la solitude est charmante, parce qu’elle est libre et de volonté. Dans une compagnie, il m’est cruel de ne rien faire, parce que j’y suis forcé. Il faut que je reste là cloué sur une chaise ou debout, planté comme un piquet, sans remuer ni pied ni patte, n’osant ni courir, ni sauter, ni chanter, ni crier, ni gesticuler quand j’en ai envie, n’osant pas même rêver, ayant à la fois tout l’ennui de l’oisiveté et tout le tourment de la contrainte; obligé d’être attentif à toutes les sottises qui se disent, et à tous les compliments qui se font, et de fatiguer incessamment ma minerve, pour ne pas manquer de placer à mon tour mon rébus et mon mensonge. Et vous appelez cela de l’oisiveté? C’est un travail de forçat.
L’oisiveté que j’aime n’est pas celle d’un fainéant qui reste là les bras croisés dans une inaction totale, et ne pense pas plus qu’il n’agit. C’est à la fois celle d’un enfant qui est sans cesse en mouvement pour ne rien faire, et celle d’un radoteur qui bat la campagne, tandis que ses bras sont en repos. J’aime à m’occuper à faire des riens, à commencer cent choses et n’en achever aucune, à aller et venir comme la tête me chante, à changer à chaque instant de projet, à suivre une mouche dans toutes ses allures, à vouloir déraciner un rocher pour voir ce qui est dessous, à entreprendre avec ardeur un travail de dix ans, et à l’abandonner sans regret au bout de dix minutes, à muser enfin toute la journée sans ordre et sans suite, et à ne suivre en toute chose que le caprice du moment. La botanique, telle que je l’ai toujours considérée, et telle qu’elle commençait à devenir passion pour moi était précisément une étude oiseuse, propre à remplir tout le vide de mes loisirs sans y laisser place au délire de l’imagination, ni à l’ennui d’un désœuvrement total. Errer nonchalamment dans les bois et dans la campagne, prendre machinalement çà et là tantôt une fleur, tantôt un rameau, brouter mon foin presque au hasard, observer mille et mille fois les mêmes choses, et toujours avec le même intérêt parce que je les oubliais toujours, était de quoi passer l’éternité sans pouvoir m’ennuyer un moment. Quelque élégante, quelque admirable, quelque diverse que soit la structure des végétaux, elle ne frappe pas assez un œil ignorant pour l’intéresser. Cette constante analogie, et pourtant cette variété prodigieuse qui règne dans leur organisation, ne transporte que ceux qui ont déjà quelque idée du système végétal. Les autres n’ont, à l’aspect de tous ces trésors de la nature, qu’une admiration stupide et monotone. Ils ne voient ils ne savent pas même ce qu’il faut regarder, et ils ne voient pas non plus l’ensemble, parce qu’ils n’ont aucune idée de cette chaîne de rapports et de combinaisons qui accable de ses merveilles l’esprit de l’observateur. J’étais, et mon défaut de mémoire me devait tenir toujours dans cet heureux point d’en savoir assez peu pour que tout me fût nouveau et assez pour que tout me fût sensible. Les divers sols dans lesquels l’île, quoique petite, était partagée, m’offraient une suffisante variété de plantes pour l’étude et pour l’amusement de toute ma vie. Je n’y voulais pas laisser un poil d’herbe sans analyse, et je m’arrangeais déjà pour faire, avec un recueil immense d’observations curieuses, la Flora Petrinsularis.