Ce moment fut affreux. Je me suis trouvé depuis dans de pires angoisses, jamais dans un plus grand embarras. Mais ce qui m’affligea le plus fut d’être forcé de renoncer au projet qui m’avait fait désirer de passer l’hiver dans l’île. Il est temps de rapporter l’anecdote fatale qui a mis le comble à mes désastres, et qui a entraîné dans ma ruine un peuple infortuné, dont les naissantes vertus promettaient déjà d’égaler un jour celles de Sparte et de Rome.
J’avais parlé des Corses dans le Contrat social, comme d’un peuple neuf, le seul de l’Europe qui ne fût pas usé pour la législation, et j’avais marqué la grande espérance qu’on devait avoir d’un tel peuple, s’il avait le bonheur de trouver un sage instituteur. Mon ouvrage fut lu par quelques Corses, qui furent sensibles à la manière honorable dont je parlais d’eux, et le cas où ils se trouvaient de travailler à l’établissement de leur République fit penser à leurs chefs de me demander mes idées sur cet important ouvrage. Un M. Buttafuoco, d’une des premières familles du pays et capitaine en France dans le Royal-Italien, m’écrivit à ce sujet, et me fournit plusieurs pièces que je lui avais demandées pour me mettre au fait de l’histoire de la nation et de l’état du pays. M. Paoli m’écrivit aussi plusieurs fois, et quoique je sentisse une pareille entreprise au-dessus de mes forces, je crus ne pouvoir les refuser, pour concourir à une si grande et belle œuvre, lorsque j’aurais pris toutes les instructions dont j’avais besoin pour cela. Ce fut dans ce sens que je répondis à l’un et à l’autre, et cette correspondance continua jusqu’à mon départ.
Précisément dans le même temps, j’appris que la France envoyait des troupes en Corse, et qu’elle avait fait un traité avec les Génois. Ce traité, cet envoi de troupes m’inquiétèrent, et sans m’imaginer encore avoir aucun rapport à tout cela, je jugeais impossible et ridicule de travailler à un ouvrage qui demande un aussi profond repos que l’institution d’un peuple, au moment où il allait peut-être être subjugué. Je ne cachai pas mes inquiétudes à M. Buttafuoco, qui me rassura par la certitude que s’il y avait dans ce traité des choses contraires à la liberté de sa nation, un aussi bon citoyen que lui ne resterait pas, comme il faisait, au service de France. En effet, son zèle pour la législation des Corses, et ses étroites liaisons avec M. Paoli, ne pouvaient me laisser aucun soupçon sur son compte, et quand j’appris qu’il faisait de fréquents voyages à Versailles et à Fontainebleau, et qu’il avait des relations avec M. de Choiseul, je n’en conclus autre chose, sinon qu’il avait sur les véritables intentions de la cour de France des sûretés qu’il me laissait entendre, mais sur lesquelles il ne voulait pas s’expliquer ouvertement par lettres.
Tout cela me rassurait en partie. Cependant, ne comprenant rien à cet envoi de troupes françaises, ne pouvant raisonnablement penser qu’elles fussent là pour protéger la liberté des Corses, qu’ils étaient très en état de défendre seuls contre les Génois, je ne pouvais me tranquilliser parfaitement, ni me mêler tout de bon de la législation proposée, jusqu’à ce que j’eusse des preuves solides que tout cela n’était pas un jeu pour me persifler. J’aurais extrêmement désiré une entrevue avec M. Buttafuoco; c’était le vrai moyen d’en tirer les éclaircissements dont j’avais besoin. Il me la fit espérer, et je l’attendais avec la plus grande impatience. Pour lui, je ne sais s’il en avait véritablement le projet; mais quand il l’aurait eu, mes désastres m’auraient empêché d’en profiter.
Plus je méditais sur l’entreprise proposée, plus j’avançais dans l’examen des pièces que j’avais entre les mains et plus je sentais la nécessité d’étudier de près et le peuple à instituer, et le sol qu’il habitait, et tous les rapports par lesquels il lui fallait approprier cette institution. Je comprenais chaque jour davantage qu’il m’était impossible d’acquérir de loin toutes les lumières nécessaires pour me guider. Je l’écrivis à Buttafuoco: il le sentit lui-même, et si je ne formai pas précisément la résolution de passer en Corse, je m’occupai beaucoup des moyens de faire ce voyage. J’en parlai à M. Dastier qui, ayant autrefois servi dans cette île, sous M. de Maillebois, devait la connaître. Il n’épargna rien pour me détourner de ce dessein, et j’avoue que la peinture affreuse qu’il me fit des Corses et de leur pays refroidit beaucoup le désir que j’avais d’aller vivre au milieu d’eux.
Mais quand les persécutions de Motiers me firent songer à quitter la Suisse, ce désir se ranima par l’espoir de trouver enfin chez ces insulaires ce repos qu’on ne voulait me laisser nulle part. Une chose seulement m’effarouchait sur ce voyage; c’était l’inaptitude et l’aversion que j’eus toujours pour la vie active à laquelle j’allais être condamné. Fait pour méditer à loisir dans la solitude, je ne l’étais point pour parler, agir, traiter d’affaires parmi les hommes. La nature, qui m’avait donné le premier talent, m’avait refusé l’autre. Cependant je sentais que, sans prendre part directement aux affaires publiques, je serais nécessité, sitôt que je serais en Corse, de me livrer à l’empressement du peuple, et de conférer très souvent avec les chefs. L’objet même de mon voyage exigeait qu’au lieu de chercher la retraite, je cherchasse, au sein de la nation, les lumières dont j’avais besoin. Il était clair que je ne pourrais plus disposer de moi-même, et qu’entraîné malgré moi dans un tourbillon pour lequel je n’étais point né, j’y mènerais une vie toute contraire à mon goût, et ne m’y montrerais qu’à mon désavantage. Je prévoyais que soutenant mal par ma présence l’opinion de capacité qu’avaient pu leur donner mes livres, je me décréditerais chez les Corses, et perdrais, autant à leur préjudice qu’au mien, la confiance qu’ils m’avaient donnée et sans laquelle je ne pouvais faire avec succès l’œuvre qu’ils attendaient de moi. J’étais sûr qu’en sortant ainsi de ma sphère, je leur deviendrais inutile, et me rendrais malheureux.
Tourmenté, battu d’orages de toute espèce, fatigué de voyages et de persécutions depuis plusieurs années, je sentais vivement le besoin du repos, dont mes barbares ennemis se faisaient un jeu de me priver; je soupirais plus que jamais après cette aimable oisiveté, après cette douce quiétude d’esprit et de corps que j’avais tant convoitée, et à laquelle, revenu des chimères de l’amour et de l’amitié, mon cœur bornait sa félicité suprême. Je n’envisageais qu’avec effroi les travaux que j’allais entreprendre, la vie tumultueuse à laquelle j’allais me livrer; et si la grandeur, la beauté, l’utilité de l’objet, animaient mon courage, l’impossibilité de payer de ma personne avec succès me l’ôtait absolument. Vingt ans de méditation profonde, à part moi, m’auraient moins coûté que six mois d’une vie active, au milieu des hommes et des affaires, et certain d’y mal réussir.
Je m’avisai d’un expédient qui me parut propre à tout concilier. Poursuivi dans tous mes refuges par les menées souterraines de mes secrets persécuteurs, et ne voyant plus que la Corse où je pusse espérer pour mes vieux jours le repos qu’ils ne voulaient me laisser nulle part, je résolus de m’y rendre, avec les directions de Buttafuoco, aussitôt que j’en aurais la possibilité; mais, pour y vivre tranquille, de renoncer, du moins en apparence, au travail de la législation, et de me borner, pour payer en quelque sorte à mes hôtes leur hospitalité, à écrire sur les lieux leur histoire, sauf à prendre sans bruit les instructions nécessaires pour leur devenir plus utile, si je voyais jour à y réussir. En commençant ainsi par ne m’engager à rien, j’espérais être en état de méditer en secret, et plus à mon aise, un plan qui pût leur convenir, et cela sans renoncer beaucoup à ma chère solitude, ni me soumettre à un genre de vie qui m’était insupportable, et dont je n’avais pas le talent.