La table ne se trouva pas assez grande pour le nombre que nous étions; il en fallut une petite, où j’eus l’agréable tête-à-tête de M. le commis. Je n’y perdis rien du côté des attentions et de la bonne chère; il y eut bien des assiettes envoyées à la petite table dont l’intention n’était sûrement pas pour lui. Tout allait très bien jusque-là: les femmes étaient fort gaies, les hommes fort galants; Mme Basile faisait ses honneurs avec une grâce charmante. Au milieu du dîner, l’on entend arrêter une chaise à la porte; quelqu’un monte, c’est M. Basile. Je le vois comme s’il entrait actuellement, en habit d’écarlate à boutons d’or, couleur que j’ai prise en aversion depuis ce jour-là. M. Basile était un grand et bel homme qui se présentait très bien. Il entre avec fracas, et de l’air de quelqu’un qui surprend son monde, quoiqu’il n’y eût là que de ses amis. Sa femme lui saute au cou, lui prend les mains, lui fait mille caresses qu’il reçoit sans les lui rendre. Il salue la compagnie, on lui donne un couvert, il mange. À peine avait-on commencé de parler de son voyage, que, jetant les yeux sur la petite table, il demande d’un ton sévère ce que c’est que ce petit garçon qu’il aperçoit là. Mme Basile le lui dit tout naïvement. Il demande si je loge dans la maison. On lui dit que non. «Pourquoi non? reprend-il grossièrement: puisqu’il s’y tient le jour, il peut bien y rester la nuit.» Le moine prit la parole, et après un éloge grave et vrai de Mme Basile, il fit le mien en peu de mots, ajoutant que, loin de blâmer la pieuse charité de sa femme, il devait s’empresser d’y prendre part, puisque rien n’y passait les bornes de la discrétion. Le mari répliqua d’un ton d’humeur, dont il cachait la moitié, contenu par la présence du moine, mais qui suffit pour me faire sentir qu’il avait des instructions sur mon compte, et que le commis m’avait servi à sa façon.
À peine était-on hors de table, que celui-ci, dépêché par son bourgeois, vint en triomphe me signifier de sa part de sortir à l’instant de chez lui, et de n’y remettre les pieds de ma vie. Il assaisonna sa commission de tout ce qui pouvait la rendre insultante et cruelle. Je partis sans rien dire, mais le cœur navré moins de quitter cette aimable femme que de la laisser en proie à la brutalité de son mari. Il avait raison, sans doute, de ne vouloir pas qu’elle fût infidèle; mais, quoique sage et bien née, elle était Italienne, c’est-à-dire sensible et vindicative, et il avait tort, ce me semble, de prendre avec elle les moyens les plus propres à s’attirer le malheur qu’il craignait.
Te fut le succès de ma première aventure. Je voulus essayer de repasser deux ou trois fois dans la rue, au moins pour revoir celle que mon cœur regrettait sans cesse; mais au lieu d’elle je ne vis que son mari et le vigilant commis qui, m’ayant aperçu, me fit, avec l’aune de la boutique, un geste plus expressif qu’attirant. Me voyant si bien guetté, je perdis courage et n’y passai plus. Je voulus aller voir au moins le patron qu’elle m’avait ménagé. Malheureusement je ne savais pas son nom. Je rôdai plusieurs fois inutilement autour du couvent, pour tâcher de le rencontrer. Enfin d’autres événements m’ôtèrent les charmants souvenirs de Mme Basile, et dans peu je l’oubliai si bien, qu’aussi simple et aussi novice qu’auparavant je ne restai pas même affriandé de jolies femmes.
Cependant ses libéralités avaient un peu remonté mon petit équipage, très modestement toutefois, et avec la précaution d’une femme prudente, qui regardait plus à la propreté, qu’à la parure, et qui voulait m’empêcher de souffrir, et non pas me faire briller. Mon habit, que j’avais apporté de Genève, était bon et portable encore; elle y ajouta seulement un chapeau et quelque linge. Je n’avais point de manchettes; elle ne voulut point m’en donner, quoique j’en eusse bonne envie. Elle se contenta de me mettre en état de me tenir propre, et c’est un soin qu’il ne fallut pas me recommander tant que je parus devant elle.
Peu de jours après ma catastrophe, mon hôtesse, qui, comme je l’ai dit, m’avait pris en amitié, me dit qu’elle m’avait peut-être trouvé une place, et qu’une dame de condition voulait me voir. À ce mot, je me crus tout de bon dans les hautes aventures: car j’en revenais toujours là. Celle-ci ne se trouva pas aussi brillante que je me l’étais figuré. Je fus chez cette dame avec le domestique qui lui avait parlé de moi. Elle m’interrogea, m’examina: je ne lui déplus pas; et tout de suite j’entrai à son service, non pas tout à fait en qualité de favori, mais en qualité de laquais. Je fus vêtu de la couleur de ses gens; la seule distinction fut qu’ils portaient l’aiguillette et qu’on ne me la donna pas: comme il n’y avait point de galons à sa livrée, cela faisait à peu près un habit bourgeois. Voilà le terme inattendu auquel aboutirent enfin toutes mes grandes espérances.
Mme la comtesse de Vercellis, chez qui j’entrai, était veuve et sans enfants: son mari était Piémontais; pour elle, je l’ai toujours crue Savoyarde, ne pouvant imaginer qu’une Piémontaise parlât si bien le français et eût un accent si pur. Elle était entre deux âges, d’une figure fort noble, d’un esprit orné, aimant la littérature française, et s’y connaissant. Elle écrivait beaucoup et toujours en français. Ses lettres avaient le tour et presque la grâce de celles de Mme de Sévigné; on aurait pu s’y tromper à quelques-unes. Mon principal emploi, et qui ne me déplaisait pas, était de les écrire sous sa dictée, un cancer au sein, qui la faisait beaucoup souffrir, ne lui permettant plus d’écrire elle-même.
Mme de Vercellis avait non seulement beaucoup d’esprit, mais une âme élevée et forte. J’ai suivi sa dernière maladie; je l’ai vue souffrir et mourir sans jamais marquer un instant de faiblesse, sans faire le moindre effort pour se contraindre, sans sortir de son rôle de femme, et sans se douter qu’il y eût à cela de la philosophie, mot qui n’était pas encore à la mode, et qu’elle ne connaissait même pas dans le sens qu’il porte aujourd’hui. Cette force de caractère allait quelquefois jusqu’à la sécheresse. Elle m’a toujours paru aussi peu sensible pour autrui que pour elle-même: et quand elle faisait du bien aux malheureux, c’était pour faire ce qui était bien en soi, plutôt que par une véritable commisération. J’ai un peu éprouvé de cette insensibilité pendant les trois mois que j’ai passés auprès d’elle. Il était naturel qu’elle prît en affection un jeune homme de quelque espérance, qu’elle avait incessamment sous les yeux, et qu’elle songeât, se sentant mourir, qu’après elle il aurait besoin de secours et d’appui: cependant, soit qu’elle ne me jugeât pas digne d’une attention particulière, soit que les gens qui l’obsédaient ne lui aient permis de songer qu’à eux, elle ne fit rien pour moi.
Je me rappelle pourtant fort bien qu’elle avait marqué quelque curiosité de me connaître. Elle m’interrogeait quelquefois: elle était bien aise que je lui montrasse les lettres que j’écrivais à Mme de Warens, que je lui rendisse compte de mes sentiments. Mais elle ne s’y prenait assurément pas bien pour les connaître, en ne me montrant jamais les siens. Mon cœur aimait à s’épancher, pourvu qu’il sentît que c’était dans un autre. Des interrogations sèches et froides, sans aucun signe d’approbation ni de blâme sur mes réponses, ne me donnaient aucune confiance. Quand rien ne m’apprenait si mon babil plaisait ou déplaisait, j’étais toujours en crainte, et je cherchais moins à montrer ce que je pensais qu’à ne rien dire qui pût me nuire. J’ai remarqué depuis que cette manière sèche d’interroger les gens pour les connaître est un tic assez commun chez les femmes qui se piquent d’esprit. Elles s’imaginent qu’en ne laissant point paraître leur sentiment, elles parviendront à mieux pénétrer le vôtre: mais elles ne voient pas qu’elles ôtent par là le courage de le montrer. Un homme qu’on interroge commence par cela seul à se mettre en garde, et s’il croit que, sans prendre à lui un véritable intérêt, on ne veut que le faire jaser, il ment, ou se tait, ou redouble d’attention sur lui-même, et aime encore mieux passer pour un sot que d’être dupe de votre curiosité. Enfin c’est toujours un mauvais moyen de lire dans le cœur des autres que d’affecter de cacher le sien.