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Nous nous étions tous levés, et Jean, le plus jeune et le plus attendri, lui baisait la main en pleurant. Libanius et ses disciples conduisirent Julien dans une salle qui menait au bois sacré que j'avais traversé, et comme j'entendis leurs voix s'élever tour à tour, et que l'odeur des parfums vint dans la salle où ils m'avaient prié de rester seul jusqu'à leur retour, je ne doutais pas qu'ils n'eussent offert un sacrifice qui devait m'être inconnu. Peu après, de jeunes esclaves vinrent me conduire dans l'appartement des étrangers, où l'on me dit que l'Empereur était parti sans vouloir prendre de repos, afin de se trouver prêt à bénir l'armée au lever du soleil comme souverain pontife.

Je me retirai pour écrire ce que je venais d'entendre; et je te l'envoie en même temps que le rapport des échanges que j'ai faits depuis cette soirée avec les marchands chargés de l'approvisionnement des troupes nouvellement débarquées. Ils se sont élevés en tout, comme tu verras, à trois mille talents d'or, cinquante mines, soixante sicles et quarante bekas, qui m'ont été donnés sur un ordre d'Alypius, qui était duc d'Egypte avant mon départ pour la Perse.

Demain je verrai et dans peu j'écrirai.

Deuxième lettre

Joseph Jechaïah à Benjamin Elul d'Alexandrie.

Ecrit du faubourg de Daphné le douzième jour du mois de Tamuz.

Si tu es bien tout est bien.

Je viens de voir et d'entendre des choses que je n'oserais t'écrire si je n'étais sûr de notre frère qui te les porte.

Avant-hier il y a eu dans Antioche un violent soulèvement. Les Donatistes et les Ariens se sont battus dans les rues, et ceux qui se nomment orthodoxes, ont deux Evêques et n'ont pris parti pour personne, les Macédoniens (élèves de Macédonius, l'Evêque de Constantinople) sont survenus et ont eu le dessus pour un jour.

Hier la ville était encore émue de ce trouble, lorsqu'on a vu arriver des soldats exténués de fatigue et de faim qui ont annoncé la défaite de l'armée entière. Ils étaient suivis d'un grand nombre d'habitants de Nisibe. Cette ville, contre toute attente, est livrée aux Perses. Les débris de l'armée sont rassemblés et retranchés dans une place qu'on appelle le Camp des Maures sur les limites du désert. C'est une chose horrible à voir que la joie féroce des habitants d'Antioche. Ils accablent de boue et de pierres les malheureux soldats, à moins qu'ils ne tracent sur leur front le signe de la croix avec une couleur rouge ou noire. Les hoplites et les cavaliers gaulois que Julien avait emmenés de Lutèce ont été entièrement détruits, dit-on; on ne sait encore ce qu'est devenu l'Empereur. Les Légionnaires ont soutenu la retraite, qui a été confuse et désastreuse. Les cavaliers perses ne cessent de harceler jour et nuit les soldats que la misère et le climat ont exténués. Ils ressemblent à des fantômes, et la plupart ne conservent de leurs armes que des tronçons de piques qui leur servent de bâtons. Ils ont les pieds sanglants, la tête enveloppée, et sont couverts de cicatrices.

Troisième lettre

Le treizième jour du mois de Tamuz.

Si tu es bien tout est bien.

L'arrivée des blessés ne cesse pas. Les Barbares occupent toutes les rives du Tigre et tous les châteaux qui les défendent, et Nisibe leur a été cédée. Les Galiléens s'en réjouissent, et les moines courent dans les rues et assemblent le Peuple à grands cris pour un nouveau projet, on ne sait lequel. Tout ce qui n'est pas chrétien ferme ses portes et se cache. Je ne retourne plus à Antioche et je vais demeurer au faubourg de Daphné où Basile et Jean viennent de se retirer.

Quatrième lettre

Le vingtième jour du mois de Tamuz.

Si tu es bien tout est bien.

Je t'écris au milieu de la nuit. A peine viennent de cesser les cris féroces qui ont retenti tout le jour dans ce bois paisible où un étrange événement vient de se passer.

Hier, dès le matin, les jeunes esclaves, plus effrayés que les autres, vinrent apprendre à Libanius que le peuple d'Antioche devait venir, dans le jour, à Daphné pour y rapporter le corps de Babylas que, depuis plusieurs années, un ordre de Julien avait fait transporter ailleurs. Nous étions sous le vestibule avec Jean Chrysostome et Basile.

Un des esclaves a donné à Libanius une lettre de Paul de Larisse que je copie à la hâte pour toi. Libanius nous la lut sur-le-champ. La voici; il me l'a laissée entre les mains pour un peu de temps.

"Je vais me rendre à Daphné dans la soirée. J'ai voulu t'écrire ce que je craindrais de te conter, de peur de montrer à tes yeux et à ceux de tes amis une douleur digne de trop de pitié et de dédain: Julien a vécu. En capitaine habile il a passé le Tigre, mis la flotte en sûreté, rallié son armée à celle de Victor, pris la place de Mao-Gamal-Kan. Nous marchions sur Ctésiphon. Des Barbares réfugiés et accueillis par Julien avec trop de bonté l'ont trahi. La flotte a été incendiée. La famine a décimé l'armée. On en était venu à distribuer les provisions des comtes et des tribuns. Julien leur donna l'exemple en partageant les siennes aux soldats. Dans la nuit du vingt-cinquième au vingt-sixième de Junius, il s'est levé comme de coutume, sous sa tente, pour écrire sur une question de théologie qui nous avait occupés toutes les nuits précédentes. Il voulait mettre les hôpitaux qu'il a fondés sous la protection de Cybèle, et l'hospice des pauvres sous celui de Cérès-Dêo, et écrivait le détail de cet édit qu'il devait envoyer à Constantinople. Il écrivait et me dictait ces mots préliminaires:

"Moi Julien, Souverain Pontife, César, Auguste, serviteur du Soleil-Roi et de tous les Dieux, exterminateur des Francs et des autres Barbares, libérateur de la Gaule et de l'Italie…" lorsque tout à coup il s'arrêta et me poussa le coude. Je le regardai: il regardait devant lui à l'entrée de la tente en mettant sa main devant la lampe qui parut l'éblouir.

Ne vois-tu rien? me dit-il.

– Non, dis-je, je ne vois rien.

– Tais-toi, dit-il en continuant de regarder, et écoute."

Je n'entendis rien, mais lui, il entendait, car il se leva et salua profondément vers l'entrée de la tente qui s'agita un peu. Il dit comme répondant à quelqu'un:

"Eh bien! soit!»

Ensuite il s'assit avec calme et me dit:

"Tu n'as rien entendu?

– Rien absolument, dis-je.

– Eh bien! donc, c'est qu'il n'y avait rien apparemment. Continuons d'écrire", et il reprit son stylet. – Je le regardai et je trouvai qu'il était plus pâle, mais ses yeux hardis me commandèrent de baisser les miens, et je poursuivis.

Lorsque nous eûmes achevé, il se recoucha par terre, sur sa peau de lion, et dormit profondément. Au jour il fit venir les Aruspices qui déclarèrent qu'on ne devait pas combattre, mais il n'en tint compte. Au lever du soleil, il sacrifia sur une colline, l'armée étant rangée alentour dans l'ordre de bataille qu'il avait tracé. Il alluma le feu de l'autel pour signal du combat et monta à cheval à l'instant. J'étais près de lui. Il était un peu souffrant d'une blessure reçue quelques jours avant.

La chaleur était ardente. Il avait jeté sa cuirasse et ne portait qu'un bouclier très léger. Nous marchions par colonnes et les cohortes séparées par les Triaires, les archers protégeant les flancs des Légions. Les Barbares ne tinrent nulle part de pied ferme, mais ils ne cessaient de nous suivre en troupes innombrables de cavaliers, tirant sur nous et nous tuant beaucoup d'hommes sans que l'on pût leur répondre. Un de leurs corps d'infanterie voulut résister et Julien en eut une grande joie; nous courûmes au pied de la montagne nommée, je ne sais pourquoi, Phrygie, où le combat se livrait. L'Empereur mit pied à terre avec moi et se tint derrière les premiers rangs des hoplites. Un corps de Gaulois les soutenait. Tandis que l'on échangeait des flèches et des traits d'arbalètes, les soldats chantaient l'air du Soleil-Roi et de César socratique. Plusieurs hommes tombèrent autour de nous. Julien me prit le bras et me conduisit près d'eux. Il tendit la main à un centurion qui était tombé à genoux. Ce vieux vétéran évocat lui baisa la main en criant:»Auguste, prends garde à toi. Fuis!» et, tombant en arrière, mourut.»Il n'adore pas", dit Julien. – Alors il s'avança vers un jeune Grec qui, selon l'usage des Lacédémoniens, avait bouclé et parfumé ses cheveux pour le jour du combat. Nous avions remarqué l'adresse avec laquelle il tirait sur les ennemis. Les archers ses compagnons riaient en se battant et en mourant, avec leur ostentation accoutumée. Celui-ci, à demi nu, avait reçu une flèche dans la poitrine. Il s'était couché sur son bouclier, et souriait dédaigneusement à l'ennemi.»Adore Mercure Trismégiste", dit Julien en s'approchant de lui. Il se tourna de l'autre côté et, riant avec éclat, mordit le sable et mourut. Julien se pencha à l'oreille d'un des Barbares auxiliaires Alamans et lui parla dans sa langue. Cet homme qui était renversé lui baisa les pieds, puis, lorsque l'Empereur se fut détourné, il prit du sable et s'en servit pour tracer un signe de croix sur son front. Julien le vit, et me regarda pour deviner ce que je pensais. Je baissai la tête et il continua à donner des ordres. Je ne pus l'empêcher de s'enfoncer dans les rangs des auxiliaires, et lorsque nous observâmes ceux qui étaient frappés de mort, nous les vîmes tous se tracer sur la poitrine le X ou la croix des Galiléens. Quelques-uns criaient:»Jove!» mais bientôt après revenaient à leur signe. Tout d'un coup Julien monta à cheval, je le suivis. Il avait la tête nue et ne tenait à la main que son bouclier. De grands cris retentissaient à l'arrière-garde, il y courut avec moi. La cavalerie des Perses faisait une brèche dans l'aile gauche, et dix éléphants soutenaient cette attaque désespérée. Julien se jeta sur l'ennemi comme s'il eût été invulnérable. Les soldats lui criaient inutilement de se retirer. Il reçut en ce moment un javelot dans le côté. Il voulut arracher le fer, mais il se coupa les doigts et tomba de cheval. Je le reçus dans mes bras. Il se tint debout, ramena son manteau sur lui de sorte que personne ne pût voir sa blessure. Il me dit de le conduire hors de la mêlée, près du Tigre, à quelques pas; ce que je fis.»Jette-moi dans le fleuve, me dit-il, ceux qui croient encore aux Dieux soutiendront le courage de ma pauvre armée en me disant enlevé au ciel comme Quirinus. Les Chrétiens diront: comme Elie." Je lui serrai la main, et je le pris sur les bras pour le précipiter dans le fleuve. En ce moment toute son escorte arriva. On crut que je ne voulais que le soutenir et on l'emporta sous sa tente. L'armée s'arrêta. L'ennemi était dispersé. Tout retentit de cris et de gémissements. Julien se fit étendre sur sa peau de lion et, resté seul avec moi, il découvrit sa blessure. Je vis que le javelot était entré profondément dans le foie. Alors il me dit adieu en m'embrassant, et demeura en silence, penché sur mon front, pendant un instant. Puis il reçut son sang dans sa main et le jetant vers l'Orient:»Voici, dit-il, ma seconde libation, et je le dis encore: Tu l'emportes, Galiléen!» Après un instant de silence:»Tu porteras mon coeur à Daphné, et tu diras à Libanius qu'il ne s'est pas trompé. Maintenant ouvre ma tente." Alors entrèrent les médecins. Julien leur dit que leurs soins étaient inutiles. Il parla de l'immortalité de l'âme avec Priscus, Maxime et moi et, après avoir discouru comme Socrate, il a arraché le javelot, et est mort comme Epaminondas."