Hélas!
Cet avocat plaide toutes les causes;
Il rit des généreux qui désirent savoir
Si blanc n’a pas raison, avant de dire noir;
Calme, en sa conscience il met ce qu’il rencontre,
Ou le sac d’argent Pour, ou le sac d’argent Contre;
Le sac pèse pour lui ce que la cause vaut.
Embusqué, plume au poing, dans un journal dévot,
Comme un bandit tuerait, cet écrivain diffame.
La foule hait cet homme et proscrit cette femme;
Ils sont maudits. Quel est leur crime? Ils ont aimé.
L’opinion rampante accable l’opprimé,
Et, chatte aux pieds des forts, pour le faible est tigresse.
De l’inventeur mourant le parasite engraisse.
Le monde parle, assure, affirme, jure, ment,
Triche, et rit d’escroquer la dupe Dévouement.
Le puissant resplendit et du destin se joue;
Derrière lui, tandis qu’il marche et fait la roue,
Sa fiente épanouie engendre son flatteur.
Les nains sont dédaigneux de toute leur hauteur.
Ô hideux coins de rue où le chiffonnier morne
Va, tenant à la main sa lanterne de corne,
Vos tas d’ordures sont moins noirs que les vivants!
Qui, des vents ou des cœurs, est le plus sûr? Les vents.
Cet homme ne croit rien et fait semblant de croire;
Il a l’œil clair, le front gracieux, l’âme noire;
Il se courbe; il sera votre maître demain.
Tu casses des cailloux, vieillard, sur le chemin;
Ton feutre humble et troué s’ouvre à l’air qui le mouille;
Sous la pluie et le temps ton crâne nu se rouille;
Le chaud est ton tyran, le froid est ton bourreau;
Ton vieux corps grelottant tremble sous ton sarrau;
Ta cahute, au niveau du fossé de la route,
Offre son toit de mousse à la chèvre qui broute;
Tu gagnes dans ton jour juste assez de pain noir
Pour manger le matin et pour jeûner le soir;
Et, fantôme suspect devant qui l’on recule,
Regardé de travers quand vient le crépuscule,
Pauvre au point d’alarmer les allants et venants,
Frère sombre et pensif des arbres frissonnants,
Tu laisses choir tes ans ainsi qu’eux leur feuillage;
Autrefois, homme alors dans la force de l’âge,
Quand tu vis que l’Europe implacable venait,
Et menaçait Paris et notre aube qui naît,
Et, mer d’hommes, roulait vers la France effarée,
Et le Russe et le Hun sur la terre sacrée
Se ruer, et le nord revomir Attila,
Tu te levas, tu pris ta fourche; en ces temps-là,
Tu fus, devant les rois qui tenaient la campagne,
Un des grands paysans de la grande Champagne.
C’est bien. Mais, vois, là-bas, le long du vert sillon,
Une calèche arrive, et, comme un tourbillon,
Dans la poudre du soir qu’à ton front tu secoues,
Mêle l’éclair du fouet au tonnerre des roues.
Un homme y dort. Vieillard, chapeau bas! Ce passant
Fit sa fortune à l’heure où tu versais ton sang;
Il jouait à la baisse, et montait à mesure
Que notre chute était plus profonde et plus sûre;
Il fallait un vautour à nos morts; il le fut;
Il fit, travailleur âpre et toujours à l’affût,
Suer à nos malheurs des châteaux et des rentes;
Moscou remplit ses prés de meules odorantes;
Pour lui, Leipsick payait des chiens et des valets,
Et la Bérésina charriait un palais;
Pour lui, pour que cet homme ait des fleurs, des charmilles,
Des parcs dans Paris même ouvrant leurs larges grilles,
Des jardins où l’on voit le cygne errer sur l’eau,
Un million joyeux sortit de Waterloo;
Si bien que du désastre il a fait sa victoire,
Et que, pour la manger, et la tordre, et la boire,
Ce Shaylock, avec le sabre de Blucher,
A coupé sur la France une livre de chair.
Or, de vous deux, c’est toi qu’on hait, lui qu’on vénère;
Vieillard, tu n’es qu’un gueux, et ce millionnaire,
C’est l’honnête homme. Allons, debout, et chapeau bas!
Les carrefours sont pleins de chocs et de combats.
Les multitudes vont et viennent dans les rues.
Foules! sillons creusés par ces mornes charrues:
Nuit, douleur, deuil! champ triste où souvent a germé
Un épi qui fait peur à ceux qui l’ont semé!
Vie et mort! onde où l’hydre à l’infini s’enlace!
Peuple océan jetant l’écume populace!
Là sont tous les chaos et toutes les grandeurs;
Là, fauve, avec ses maux, ses horreurs, ses laideurs,
Ses larves, désespoirs, haines, désirs, souffrances,
Qu’on distingue à travers de vagues transparences,