Ô main de l’impalpable! ô pouvoir surprenant!
Mets un mot sur un homme, et l’homme frissonnant
Sèche et meurt, pénétré par la force profonde;
Attache un mot vengeur au flanc de tout un monde,
Et le monde, entraînant pavois, glaive, échafaud,
Ses lois, ses mœurs, ses dieux, s’écroule sous le mot.
Cette toute-puissance immense sort des bouches.
La terre est sous les mots comme un champ sous les mouches
Le mot dévore, et rien ne résiste à sa dent.
À son haleine, l’âme et la lumière aidant,
L’obscure énormité lentement s’exfolie.
Il met sa force sombre en ceux que rien ne plie;
Caton a dans les reins cette syllabe: NON.
Tous les grands obstinés, Brutus, Colomb, Zénon,
Ont ce mot flamboyant qui luit sous leur paupière:
ESPÉRANCE! – Il entr’ouvre une bouche de pierre
Dans l’enclos formidable où les morts ont leur lit,
Et voilà que don Juan pétrifié pâlit!
Il fait le marbre spectre, il fait l’homme statue.
Il frappe, il blesse, il marque, il ressuscite, il tue;
Nemrod dit: «Guerre!» alors, du Gange à l’Illissus,
Le fer luit, le sang coule. «Aimez-vous!» dit Jésus.
Et ce mot à jamais brille et se réverbère
Dans le vaste univers, sur tous, sur toi, Tibère,
Dans les cieux, sur les fleurs, sur l’homme rajeuni,
Comme le flamboiement d’amour de l’infini!
Quand, aux jours où la terre entr’ouvrait sa corolle,
Le premier homme dit la première parole,
Le mot né de sa lèvre, et que tout entendit,
Rencontra dans les cieux la lumière, et lui dit:
«Ma sœur!
«Envole-toi! plane! sois éternelle!
«Allume l’astre! emplis à jamais la prunelle!
«Échauffe éthers, azurs, sphères, globes ardents;
«Claire le dehors, j’éclaire le dedans.
«Tu vas être une vie, et je vais être l’autre.
«Sois la langue de feu, ma sœur, je suis l’apôtre.
«Surgis, effare l’ombre, éblouis l’horizon,
«Sois l’aube; je te vaux, car je suis la raison;
«À toi les yeux, à moi les fronts. Ô ma sœur blonde,
«Sous le réseau Clarté tu vas saisir le monde;
«Avec tes rayons d’or, tu vas lier entre eux
«Les terres, les soleils, les fleurs, les flots vitreux,
«Les champs, les cieux; et moi, je vais lier les bouches;
«Et sur l’homme, emporté par mille essors farouches,
«Tisser, avec des fils d’harmonie et de jour,
«Pour prendre tous les cœurs, l’immense toile Amour.
«J’existais avant l’âme, Adam n’est pas mon père.
«J’étais même avant toi; tu n’aurais pu, lumière,
«Sortir sans moi du gouffre où tout rampe enchaîné;
«Mon nom est FIAT LUX, et je suis ton aîné!»
Oui, tout-puissant! tel est le mot. Fou qui s’en joue!
Quand l’erreur fait un nœud dans l’homme, il le dénoue.
Il est foudre dans l’ombre et ver dans le fruit mûr.
Il sort d’une trompette, il tremble sur un mur,
Et Balthazar chancelle, et Jéricho s’écoule.
Il s’incorpore au peuple, étant lui-même foule.
Il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu;
Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu.
Jersey, juin 1855.
IX .
Le poëme éploré se lamente; le drame
Souffre, et par vingt acteurs répand à flots son âme;
Et la foule accoudée un moment s’attendrit,
Puis reprend: «Bah! l’auteur est un homme d’esprit,
«Qui, sur de faux héros lançant de faux tonnerres,
«Rit de nous voir pleurer leurs maux imaginaires.
«Ma femme, calme-toi; sèche tes yeux, ma sœur.»
La foule a tort: l’esprit, c’est le cœur; le penseur
Souffre de sa pensée et se brûle à sa flamme.
Le poëte a saigné le sang qui sort du drame;
Tous ces êtres qu’il fait l’étreignent de leurs nœuds;
Il tremble en eux, il vit en eux, il meurt en eux;
Dans sa création le poëte tressaille;
Il est elle, elle est lui; quand dans l’ombre il travaille,
Il pleure, et s’arrachant les entrailles, les met
Dans son drame, et, sculpteur, seul sur son noir sommet
Pétrit sa propre chair dans l’argile sacrée;
Il y renaît sans cesse, et ce songeur qui crée
Othello d’une larme, Alceste d’un sanglot,
Avec eux pêle-mêle en ses œuvres éclôt.
Dans sa genèse immense et vraie, une et diverse,
Lui, le souffrant du mal éternel, il se verse,
Sans épuiser son flanc d’où sort une clarté.