Et toute notre vie, en fuite heure par heure,
S’en va derrière nous.
Ô coups soudains! départs vertigineux! mystère!
Combien qui ne croyaient parler que pour la terre,
Front haut, cœur fier, bras fort,
Tout à coup, comme un mur subitement s’écroule,
Au milieu d’une phrase adressée à la foule,
Sont entrés dans la mort,
Et, sous l’immensité qui n’est qu’un œil sublime,
Ont pâli, stupéfaits de voir, dans cet abîme
D’astres et de ciel bleu,
Où le masqué se montre, où l’inconnu se nomme,
Que le mot qu’ils avaient commencé devant l’homme
S’achevait devant Dieu!
Un spectre au seuil de tout tient le doigt sur sa bouche.
Les morts partent. La nuit de sa verge les touche.
Ils vont, l’antre est profond,
Nus, et se dissipant, et l’on ne voit rien luire.
Où donc sont-ils allés? On n’a rien à vous dire.
Ceux qui s’en vont, s’en vont.
Sur quoi donc marchent-ils? sur l’énigme, sur l’ombre,
Sur l’être. Ils font un pas: comme la nef qui sombre,
Leur blancheur disparaît;
Et l’on n’entend plus rien dans l’ombre inaccessible,
Que le bruit sourd que fait dans le gouffre invisible
L’invisible forêt.
L’infini, route noire et de brume remplie,
Et qui joint l’âme à Dieu, monte, fuit, multiplie
Ses cintres tortueux,
Et s’efface… – et l’horreur effare nos pupilles
Quand nous entrevoyons les arches et les piles
De ce pont monstrueux.
Ô sort! obscurité! nuée! on rêve, on souffre.
Les êtres, dispersés à tous les vents du gouffre,
Ne savent ce qu’ils font.
Les vivants sont hagards. Les morts sont dans leurs couches.
Pendant que nous songeons, des pleurs, gouttes farouches,
Tombent du noir plafond.
On brave l’immuable; et l’un se réfugie
Dans l’assoupissement, et l’autre dans l’orgie.
Cet autre va criant:
– À bas vertu, devoir et foi! l’homme est un ventre! -
Dans ce lugubre esprit, comme un tigre en son antre,
Habite le néant.
Écoutez: – Jouir est tout. L’heure est rapide.
Le sacrifice est fou, le martyre est stupide;
Vivre est l’essentiel.
L’immensité ricane et la tombe grimace.
La vie est un caillou que le sage ramasse
Pour lapider le ciel. -
Il souffle, forçat noir, sa vermine sur l’ange.
Il est content, il est hideux; il boit, il mange;
Il rit, la lèvre en feu,
Tous les rires que peut inventer la démence;
Il dit tout ce que peut dire en sa haine immense
Le ver de terre à Dieu.
Il dit: Non! à celui sous qui tremble le pôle.
Soudain l’ange muet met la main sur l’épaule
Du railleur effronté;
La mort derrière lui surgit pendant qu’il chante;
Dieu remplit tout à coup cette bouche crachante
Avec l’éternité.
Qu’est-ce que tu feras de tant d’herbes fauchées,
Ô vent? que feras-tu des pailles desséchées
Et de l’arbre abattu?
Que feras-tu de ceux qui s’en vont avant l’heure,
Et de celui qui rit et de celui qui pleure,
Ô vent, qu’en feras-tu?
Que feras-tu des cœurs! que feras-tu des âmes?
Nous aimâmes, hélas! nous crûmes, nous pensâmes:
Un moment nous brillons;
Puis, sur les panthéons ou sur les ossuaires,
Nous frissonnons, ceux-ci drapeaux, ceux-là suaires,
Tous, lambeaux et haillons!
Et ton souffle nous tient, nous arrache et nous ronge!
Et nous étions la vie, et nous sommes le songe!
Et voilà que tout fuit!
Et nous ne savons plus qui nous pousse et nous mène,
Et nous questionnons en vain notre âme pleine
De tonnerre et de nuit!
Ô vent, que feras-tu de ces tourbillons d’êtres,
Hommes, femmes, vieillards, enfants, esclaves, maîtres,
Souffrant, priant, aimant,
Doutant, peut-être cendre et peut-être semence,
Qui roulent, frémissants et pâles, vers l’immense
Évanouissement!
L’arbre Éternité vit sans faîte et sans racines.
Ses branches sont partout, proches du ver, voisines
Du grand astre doré;
L’espace voit sans fin croître la branche Nombre,
Et la branche Destin, végétation sombre,
Emplit l’homme effaré.
Nous la sentons ramper et grandir sous nos crânes,
Lier Deutz à Judas, Nemrod à Schinderhannes,
Tordre ses mille nœuds,
Et, passants pénétrés de fibres éternelles,
Tremblants, nous la voyons croiser dans nos prunelles
Ses fils vertigineux.
Et nous apercevons, dans le plus noir de l’arbre,
Les Hobbes contemplant avec des yeux de marbre,
Les Kant aux larges fronts;
Leur cognée à la main, le pied sur les problèmes,
Immobiles; la mort a fait des spectres blêmes
De tous ces bûcherons.
Ils sont là, stupéfaits et chacun sur sa branche.
L’un se redresse, et l’autre, épouvanté, se penche.
L’un voulut, l’autre osa,
Tous se sont arrêtés en voyant le mystère.
Zénon rêve tourné vers Pyrrhon, et Voltaire
Regarde Spinosa.
Qu’avez-vous donc trouvé, dites, chercheurs sublimes?
Quels nids avez-vous vus, noirs comme des abîmes,
Sur ces rameaux noueux?
Cachaient-ils des essaims d’ailes sombres ou blanches?
Dites, avez-vous fait envoler de ces branches
Quelque aigle monstrueux?
De quelqu’un qui se tait nous sommes les ministres;
Le noir réseau du sort trouble nos yeux sinistres;
Le vent nous courbe tous;
L’ombre des mêmes nuits mêle toutes les têtes.
Qui donc sait le secret? le savez-vous, tempêtes?
Gouffres, en parlez-vous?
Le problème muet gonfle la mer sonore,
Et, sans cesse oscillant, va du soir à l’aurore
Et de la taupe au lynx;
L’énigme aux yeux profonds nous regarde obstinée;
Dans l’ombre nous voyons sur notre destinée
Les deux griffes du sphinx.
Le mot, c’est Dieu. Ce mot luit dans les âmes veuves;
Il tremble dans la flamme; onde, il coule en tes fleuves,
Homme, il coule en ton sang;
Les constellations le disent au silence;
Et le volcan, mortier de l’infini, le lance
Aux astres en passant.
Ne doutons pas. Croyons. Emplissons l’étendue
De notre confiance, humble, ailée, éperdue.
Soyons l’immense Oui.
Que notre cécité ne soit pas un obstacle;
À la création donnons ce grand spectacle
D’un aveugle ébloui.
Car, je vous le redis, votre oreille étant dure,
Non est un précipice. Ô vivants! rien ne dure;
La chair est aux corbeaux;
La vie autour de vous croule comme un vieux cloître;
Et l’herbe est formidable, et l’on y voit moins croître
De fleurs que de tombeaux.
Tout, dès que nous doutons, devient triste et farouche.
Quand il veut, spectre gai, le sarcasme à la bouche
Et l’ombre dans les yeux,
Rire avec l’infini, pauvre âme aventurière,
L’homme frissonnant voit les arbres en prière
Et les monts sérieux;
Le chêne ému fait signe au cèdre qui contemple;
Le rocher rêveur semble un prêtre dans le temple
Pleurant un déshonneur;
L’araignée, immobile au centre de ses toiles,
Médite; et le lion, songeant sous les étoiles,
Rugit: Pardon, Seigneur!
Jersey, cimetière de Saint-Jean, avril 1854.
VII .
Un jour, le morne esprit, le prophète sublime
Qui rêvait à Patmos,
Et lisait, frémissant, sur le mur de l’abîme
De si lugubres mots,
Dit à son aigle: «Ô monstre! il faut que tu m’emportes.