— Quelqu’un a-t-il une idée ? demanda le canard.
— Moi, répondit le cochon. Voilà. A midi, quand les parents rentreront, je leur parlerai. Je leur ferai honte d’avoir eu d’aussi mauvaises pensées. Je leur expliquerai que la vie des bêtes est sacrée et qu’ils commettraient un crime affreux en jetant Alphonse à la rivière. Ils me comprendront sûrement.
Le canard hocha la tête avec sympathie, mais n’eut pas l’air convaincu. Dans l’esprit des parents, le cochon était promis au saloir et ses raisons ne pouvaient pas être d’un grand poids :
— Quelqu’un d’autre a-t-il une idée ?
— Moi, dit le chien. Vous n’aurez qu’à me laisser faire. Quand les parents emporteront le sac, je leur mordrai les mollets jusqu’à ce qu’ils aient délivré le chat.
L’idée parut bonne, mais Delphine et Marinette, quoique un peu tentées, ne voulaient pas laisser mordre les mollets de leurs parents.
— D’ailleurs, fit observer une vache, le chien est trop obéissant pour oser s’en prendre aux parents.
— C’est vrai, soupira le chien, je suis trop obéissant.
— Il y aurait une chose bien plus simple, dit un bœuf blanc. Alphonse n’a qu’à sortir du sac et on mettra une bûche de bois à sa place.
Les paroles du bœuf furent accueillies par une rumeur d’admiration, mais le chat secoua la tête.
— Impossible. Les parents s’apercevront que dans le sac rien ne bouge, rien ne parle ni ne respire et ils auront tôt fait de découvrir la vérité.
Il fallut convenir qu’Alphonse avait raison. Les bêtes en furent un peu découragées. Dans le silence qui suivit, le cheval prit la parole. C’était un vieux cheval pelé, tremblant sur ses jambes, et que les parents n’utilisaient plus. Il était question de le vendre pour la boucherie chevaline.
— Je n’ai plus longtemps à vivre, dit-il. Tant qu’à finir mes jours, il vaut mieux que ce soit pour quelque chose d’utile. Alphonse est jeune. Alphonse a encore un bel avenir de chat. Il est donc bien naturel que je prenne sa place dans le sac.
Tout le monde se montra très touché de la proposition du cheval. Alphonse était si ému qu’il sortit du sac et alla se frotter à ses jambes en faisant le gros dos.
— Tu es le meilleur des amis et la plus généreuse des bêtes, dit-il au vieux cheval. Si j’ai la chance de n’être pas noyé aujourd’hui, je n’oublierai jamais le sacrifice que tu as voulu faire pour moi et c’est du fond du cœur que je te remercie.
Delphine et Marinette se mirent à renifler et le cochon, qui, lui aussi, avait une très belle âme, éclata en sanglots. Le chat s’essuya les yeux avec sa patte et poursuivit :
— Malheureusement, ce que tu me proposes là est impossible, et je le regrette, car j’étais prêt à accepter une offre qui m’est faite de si bonne amitié. Mais je tiens juste dans le sac et il ne peut être question pour toi de prendre ma place. Ta tête n’entrerait même pas tout entière.
Il devint aussitôt évident pour les petites et pour toutes les bêtes que la substitution était impossible. A côté d’Alphonse, le vieux cheval faisait figure de géant. Un coq, qui avait peu de manières, trouva le rapprochement comique et se permit d’en rire bruyamment.
— Silence ! lui dit le canard. Nous n’avons pas le cœur à rire et je croyais que vous l’aviez compris. Mais vous n’êtes qu’un galopin. Faites-nous donc le plaisir de prendre la porte.
— Dites donc, vous, répliqua le coq, mêlez-vous de vos affaires ! Est-ce que je vous demande l’heure qu’il est ?
— Mon Dieu, qu’il est donc vulgaire, murmura le cochon.
— A la porte ! se mirent à crier toutes les bêtes. A la porte, le coq ! A la porte, le vulgaire ! A la porte !
Le coq, la crête très rouge, traversa la cuisine sous les huées et sortit en jurant qu’il se vengerait. Comme la pluie tombait, il alla se réfugier dans la remise. Au bout de quelques minutes, Marinette y vint à son tour et, avec beaucoup de soin, choisit une bûche dans une pile de bois.
— Je pourrais peut-être t’aider à trouver ce que tu cherches, proposa le coq d’une voix aimable.
— Oh ! non. Je cherche une bûche qui ait une forme… enfin, une forme.
— Une forme de chat, quoi. Mais comme le disait Alphonse, les parents verront bien que la bûche ne bouge pas.
— Justement non, répondit Marinette. Le canard a eu l’idée de…
Ayant entendu dire à la cuisine qu’il fallait se méfier du coq et craignant d’avoir eu déjà la langue trop longue, Marinette en resta là et quitta la remise avec la bûche qu’elle venait de choisir. Il la vit courir sous la pluie et entrer dans la cuisine. Peu après, Delphine sortit avec le chat et, lui ayant ouvert la porte de la grange, l’attendit sur le seuil. Le coq ouvrait des yeux ronds et essayait en vain de comprendre ce qui se passait. De temps en temps, Delphine s’approchait de la fenêtre de la cuisine et demandait l’heure d’une voix anxieuse.
— Midi moins vingt, répondit Marinette la première fois. Midi moins dix… Midi moins cinq…
Le chat ne reparaissait pas.
A l’exception du canard, toutes les bêtes avaient évacué la cuisine et gagné un abri.
— Quelle heures ?
— Midi. Tout est perdu. On dirait… Tu entends ?
Le bruit d’une voiture. Voilà les parents qui rentrent.
— Tant pis, dit Delphine. Je vais enfermer Alphonse dans la grange. Après tout, on ne mourra pas d’aller passer six mois chez la tante Mélina.
Elle allongeait le bras pour fermer la porte, mais Alphonse apparut au seuil, tenant entre ses dents une souris vivante. La voiture des parents, qui conduisaient à toute bride, venait de surgir au bout de la route.
Le chat et Delphine à sa suite se précipitèrent à la cuisine. Marinette ouvrit la gueule du sac où elle avait déjà placé la bûche, enveloppée de chiffons pour donner plus de moelleux. Alphonse y laissa tomber la souris qu’il tenait par la peau du dos et le sac fut aussitôt refermé. La voiture des parents arrivait au bout du jardin.
— Souris, dit le canard en se penchant sur le sac, le chat a eu la bonté de te laisser la vie, mais c’est à une condition. M’entends-tu ?
— Oui, j’entends, répondit une toute petite voix.
— On ne te demande qu’une chose c’est de marcher sur la bûche qui est enfermée avec toi, de façon à faire croire qu’elle remue.
— C’est facile. Et après ?
— Après, il va venir des gens qui emporteront le sac pour le jeter à l’eau.
— Oui, mais alors…
— Pas de mais. Au fond du sac, il y a un petit trou. Tu pourras l’agrandir si c’est nécessaire et quand tu entendras aboyer un chien près de toi, tu t’échapperas. Mais pas avant qu’il ait aboyé, sans quoi il te tuerait. C’est compris ? Surtout, quoi qu’il arrive, ne pousse pas un cri, ne prononce pas une parole.
La voiture des parents débouchait dans la cour.
Marinette cacha Alphonse dans le coffre à bois et posa le sac sur le couvercle. Pendant que les parents dételaient, le canard quitta la cuisine, et les petites se frottèrent les yeux pour les avoir rouges.
— Quel vilain temps, il fait, dirent les parents en entrant. La pluie a traversé nos pèlerines. Quand on pense que c’est à cause de cet animal de chat !
— Si je n’étais pas enfermé dans un sac, dit le chat, j’aurais peut-être le cœur à vous plaindre.
Le chat, blotti dans le coffre à bois, se trouvait juste sous le sac d’où semblait sortir sa voix, à peine assourdie. A l’intérieur de sa prison, la souris allait et venait sur la bûche et faisait bouger la toile du sac.