— Il pleut toujours…, on aperçoit encore la cime des plus hauts arbres, mais les eaux montent… C’est fini, on ne voit plus rien.
Alors, on entendit un grand sanglot. C’était le cochon qui ne pouvait plus contenir son chagrin de quitter la ferme.
— Silence à bord ! cria Delphine, je ne veux pas de panique. Prenez modèle sur le chat. Voyez comme il ronronne, lui.
En effet, le chat ronronnait comme si de rien n’était, sachant très bien que le déluge n’était pas sérieux.
— Si encore tout ça devait bientôt finir, geignit le cochon.
— Il faut compter un peu plus d’un an, déclara Marinette, mais nos provisions sont faites, personne n’aura faim, soyez tranquilles.
Le pauvre cochon s’effondra en pleurant tout bas. Il pensait que le voyage serait peut-être beaucoup plus long que les petites ne l’avaient prévu et que les vivres manqueraient un jour. Comme il était gros, il avait une grande peur d’être mangé. Pendant qu’il se morfondait, une petite poule blanche, toute recroquevillée sous la pluie, était grimpée sur le rebord extérieur de la fenêtre. Elle frappa du bec au carreau et dit à Delphine :
— Je voudrais bien jouer aussi, moi.
— Mais, pauvre poule blanche, tu vois bien que ce n’est pas possible. Il y a déjà une poule.
— Surtout que l’Arche est pleine, fit observer Marinette, qui s’était approchée.
La poule blanche parut si contrariée que les deux petites en furent peinées. Marinette dit à Delphine :
— Tout de même, il nous manque un éléphant. La poule blanche pourrait faire l’éléphant…
— C’est vrai, l’Arche aurait besoin d’un éléphant…
Delphine ouvrit la fenêtre, prit la petite poule dans ses mains et lui annonça qu’elle serait l’éléphant.
— Ah ! je suis bien contente, dit la poule blanche. Mais comment est-ce fait un éléphant ? Je n’en ai jamais vu.
Les petites essayèrent de lui expliquer ce qu’est un éléphant, mais sans y parvenir. Delphine se souvint alors d’un livre d’images en couleurs, que son oncle Alfred lui avait donné. Il se trouvait dans la pièce voisine qui était la chambre des parents.
Laissant à Marinette, la surveillance de l’Arche, Delphine emporta la poule blanche dans la chambre, ouvrit le livre devant elle, à la page où était représenté l’éléphant, et donna encore quelques explications. La poule blanche regarda l’image avec beaucoup d’attention et de bonne volonté, car elle avait très envie de faire l’éléphant.
— Je te laisse un moment dans la chambre, lui dit Delphine. Il faut que je retourne dans l’Arche. Mais en attendant que je revienne te chercher, regarde bien ton modèle.
La petite poule blanche prit son rôle si à cœur qu’elle devint un véritable éléphant, ce qu’elle n’avait pas osé espérer. La chose arriva si vite qu’elle ne comprit pas tout de suite le changement qui venait de s’opérer. Elle croyait qu’elle était encore une petite poule, perchée très haut, tout près du plafond. Enfin, elle prit connaissance de sa trompe, de ses défenses en ivoire, de ses quatre pieds massifs, de sa peau épaisse et rugueuse qui portait encore quelques plumes blanches. Elle était un peu étonnée, mais très satisfaite. Ce qui lui fit le plus de plaisir, ce fut de posséder d’immenses oreilles, elle qui n’en avait, auparavant, pour ainsi dire point. « Le cochon, qui était si fier des siennes, le sera peut-être moins en voyant celles-ci », pensa-t-elle.
Dans la cuisine, les petites avaient complètement oublié la poule blanche qui préparait si bien son rôle de l’autre côté de la porte. Après avoir annoncé que le vent était tombé et que l’Arche voguait en eau calme, elles se préparaient à passer la revue des animaux pris en charge, Marinette se munit d’un carnet pour inscrire les réclamations des passagers, et Delphine déclara :
— Mes chers amis, nous sommes aujourd’hui à notre quarante-cinquième jour de mer…
— Heureusement, soupira le cochon, le temps passe plus vite que je n’aurais cru !
— Silence ! cochon… Mes chers amis, comme vous le voyez, vous n’avez pas à regretter d’être venus dans l’Arche. Maintenant que le plus dur est fait, nous avons la certitude de retrouver la terre dans une dizaine de mois. Je peux bien vous le dire à présent, mais jusqu’à ces derniers jours, nous avons été souvent en danger de mort, et c’est grâce au pilote que nous avons pu nous en tirer.
Les bêtes remercièrent le pilote avec amitié. Marinette devint toute rouge de plaisir et dit en montrant sa sœur :
— C’est grâce au capitaine aussi… il ne faudrait pas oublier le capitaine…
— Bien sûr, approuvèrent les bêtes, bien sûr sans le capitaine…
— Vous êtes bien gentils, leur dit Delphine. Vous n’imaginez pas combien votre confiance nous donne de courage… C’est qu’il nous en faut encore. La traversée est loin d’être finie, quoique nos plus gros ennuis soient passés… Mais j’ai voulu vous parler et savoir si vous n’aviez pas de réclamations à faire. Commençons par le chat. N’as-tu rien à demander, chat ?
— Justement, répondit le chat. J’aimerais bien avoir un bol de lait.
— Inscrivez : un bol de lait pour le chat.
Tandis que Marinette notait sur son carnet la réclamation du chat, l’éléphant entrouvrit tout doucement la porte avec sa trompe et jeta un coup d’œil dans l’Arche. Ce qu’il aperçut le réjouit et il eut hâte de se mêler à ces jeux. Delphine et Marinette lui tournaient le dos et, pour l’instant, nul ne regardait de son côté. Il pensa avec plaisir à l’étonnement des petites quand elles le découvriraient. Bientôt, la revue des passagers fut presque terminée, et, comme elles arrivaient auprès de la vache qui ne cessait pas d’examiner le contenu du buffet, il ouvrit largement la porte et dit, avec une grande voix qu’il ne connaissait pas :
— Me voilà…
Les petites n’en croyaient pas leurs yeux. De stupéfaction, Delphine demeura muette un moment, et Marinette laissa échapper son carnet. Elles doutaient maintenant que l’Arche fût un jeu et étaient bien près de croire au déluge.
— Eh ! oui, dit l’éléphant, c’est moi… Est-ce que je ne suis pas un bel éléphant ?
Delphine se retint de courir à la fenêtre, parce qu’elle était tout de même le capitaine et qu’il ne lui convenait pas de laisser paraître son affolement. Elle se pencha sur Marinette et la pria tout bas d’aller voir si le jardin n’avait pas disparu sous les eaux. Marinette s’éloigna vers la fenêtre et murmura au retour :
— Non, tout est bien en place. C’est à peine s’il y a quelques flaques d’eau dans la cour.
Cependant, les bêtes s’inquiétaient un peu à la vue de l’éléphant qui leur était inconnu. Le cochon se mit à pousser des hurlements qui menaçaient de semer la panique parmi ses compagnons. Delphine prononça sévèrement :
— Si le cochon ne se tait pas immédiatement, je le fais jeter à la mer… Bon. Et maintenant, je dois dire que j’ai oublié de vous parler de l’éléphant qui voyage avec nous. Veuillez bien vous serrer encore un peu et lui faire une place dans l’Arche.
Intimidé par la fermeté du capitaine, le cochon avait aussitôt cessé ses cris. Toutes les bêtes se tassèrent les unes sur les autres, afin de laisser le plus de place possible à leur nouveau compagnon de voyage. Mais quand l’éléphant voulut entrer dans la cuisine, il s’aperçut que la porte n’était ni assez haute ni assez large pour lui permettre le passage, il s’en fallait d’au moins une fois et demie.
— Je n’ose pas forcer, dit-il, j’aurais peur d’emporter le mur avec moi. C’est que je suis fort…, je suis même très fort…
— Non, non, s’écrièrent les petits, ne forcez pas ! vous jouerez depuis la chambre.
Elles n’avaient pas encore pensé que la porte était trop petite et c’était une nouvelle complication qui avait de quoi les effrayer. Si l’éléphant avait pu sortir, les parents auraient été assez surpris de le voir rôder autour de la maison, car cette espèce d’animal n’existait pas au village. Mais enfin, ils n’auraient eu aucune raison de soupçonner les petites. Le lendemain, la mère aurait peut-être découvert qu’il lui manquait une petite poule blanche et l’affaire en restait là. Au contraire, quand ils trouveraient un éléphant dans leur chambre, ils n’allaient pas manquer de poser des questions et il faudrait bien avouer que l’on avait réuni toutes les bêtes dans la cuisine pour jouer à l’Arche de Noé.