Elles prièrent encore une fois le jars de la leur rendre, mais il n’écouta même pas. Il se préparait à partir pour l’étang avec sa famille, et il donnait l’ordre à la mère l’oie de prendre la balle dans son bec.
Comme l’étang se trouvait derrière les prés, à la lisière du bois, il défila avec les oisons devant la clôture où se tenaient les petites et leur ami l’âne. A ce moment-là, un oison qui aimait s’instruire, montra la balle que portait sa mère et demanda qu’elle espèce d’oiseau l’avait pondue. Ses frères se mirent à rire et le jars dit sévèrement :
— Allons, taisez-vous. Vous êtes un âne.
Il avait fait exprès de parler très haut en jetant un regard de côté. L’âne en reçut un coup au cœur.
Voyant les petites sur le point de pleurer et entendant Marinette qui reniflait déjà, il essaya d’oublier son chagrin pour les consoler.
— Votre balle n’est pas perdue. Savez-vous ce que vous allez faire ? Tout à l’heure quand le jars sera dans l’eau, vous irez à l’étang. Il aura sûrement laissé la balle sur le bord et vous n’aurez qu’à la reprendre. Je vous dirai quand ce sera le moment de partir. En attendant, nous allons causer un peu. Justement, je voudrais vous dire…
L’âne poussa un soupir et toussa pour s’éclaircir la voix. Il paraissait embarrassé.
— Eh bien ! voilà, dit-il. Tout à l’heure, le jars m’a traité de bourrique… Oh ! je sais bien que c’est un de mes noms, mais il l’a dit d’une certaine façon. Et après, quand il est passé devant nous et qu’il a dit à l’un des oisons : « Vous êtes un âne », comme pour le traiter d’imbécile, vous vous rappelez ? Je voudrais savoir pourquoi, en parlant d’un idiot, l’on dit toujours : « C’est un âne. »
Les petites ne purent s’empêcher de rougir, car c’était là une injure qu’elles employaient assez souvent.
— Tenez, reprit l’âne, je me suis laissé dire qu’à l’école, quand un enfant ne comprend rien aux leçons, le maître l’envoie au coin avec un bonnet d’âne sur la tête ! Comme s’il n’y avait rien au monde qui soit plus stupide qu’un âne ! Vous conviendrez que c’est ennuyeux pour moi.
— Je crois qu’en effet on n’est pas très juste, répondit Delphine.
— Vous ne pensez pas que je sois plus bête que le jars ? demanda-t-il.
— Mais non… mais non…
Elles protestaient sans conviction, trop habituées à entendre parler de sa bêtise pour en douter sérieusement. Il comprit qu’il ne réussissait pas à les convaincre de l’injustice dont il était victime. Elles ne le croiraient jamais sans preuves.
— Allons, tant pis, soupira-t-il, tant pis… mes petites, je crois que le moment est venu pour vous d’aller à l’étang. Bonne chance ! Et si vous n’avez pas réussi, faites-le-moi savoir.
En arrivant à l’étang, les petites renoncèrent à l’espoir de reprendre leur balle. Le jars n’était décidément pas aussi sot que l’âne le donnait à entendre, car il avait eu la précaution de la prendre avec lui au milieu de l’étang. Elle flottait à côté des oisons qui s’en amusaient beaucoup mieux qu’ils ne l’avaient fait tout à l’heure dans l’herbe. Ils jouaient à qui l’attraperait le premier, la cachaient sous leurs ailes, et dans un autre moment, les petites eussent pris plaisir à regarder leurs ébats. Le jars n’était plus ce lourdaud qui s’était rendu ridicule dans le pré. Il nageait avec aisance et ne manquait ni de grâce ni de fierté. Il paraissait transformé, et les petites, malgré toute leur rancune, ne pouvaient se défendre de l’admirer. Par contre, il n’avait rien perdu de sa méchanceté, et il leur cria en montrant la balle :
— Ah ! ah ! Vous aviez cru que je l’aurais laissée sur la rive, n’est-ce pas ? Je ne suis pas si bête ! Je l’ai mise à l’abri et vous ne la tenez pas encore !
Ce qu’il ne disait pas, c’est qu’en arrivant à l’étang, il était si dégoûté de la balle qu’il l’avait jetée à l’eau, pensant qu’elle dût aller au fond comme un simple caillou. Il avait été le premier surpris de la voir flotter, mais devant les petites, il était trop orgueilleux pour convenir de son étonnement. Delphine essaya encore une fois de le fléchir, et lui parla poliment.
— Allons, jars, sois raisonnable, rends-nous la balle… nos parents vont nous gronder.
— S’ils vous grondent, ce sera bien fait. Vous apprendrez ce qu’il en coûte de venir faire les têtes folles dans mon pré. Si je les rencontrais, vos parents, je leur dirais qu’ils élèvent bien mal leurs filles. Je voudrais voir quel accueil ils feraient à mes oisons, s’ils s’avisaient d’aller jouer chez eux sans leur permission. Heureusement, les chers petits savent se conduire, et c’est donc à moi qu’ils le doivent.
— Tais-toi donc, tu ne sais dire que des âneries, lui jeta Marinette en haussant les épaules.
Aussitôt, elle se mordit les lèvres et regretta cette parole désobligeante pour l’âne.
— Des âneries ? s’écria le jars. Insolentes ! je vais vous arranger les mollets, moi ! Laissez-moi seulement sortir de l’eau.
Il nageait, déjà vers la rive, et les petites, qui portaient encore sur les jambes la trace de son bec se sauvèrent en courant.
— Ah ! vous faites bien de vous sauver, dit le jars, j’allais vous mordre jusqu’au sang ! Et quand à la balle, n’espérez pas la revoir jamais. J’ai pensé pour elle à une fameuse cachette ! Bien fin qui saura la trouver.
Les petites rentrèrent chez elles sans oser passer auprès de l’âne, car Marinette songeait avec remords au mot malheureux qui venait de lui échapper. D’ailleurs, le temps avait brusquement changé et il faisait très froid. Le ciel était sans nuages, il soufflait du nord un vent glacial qui pinçait les jambes. Delphine et Marinette s’attendaient à être grondées, mais les parents ne prirent pas garde qu’elles rentraient sans leur balle.
— On n’a jamais vu un froid pareil à cette saison, disait le père. Je suis sûr que cette nuit il va geler à pierre fendre.
— Heureusement, disait la mère, ces froids-là ne dureront pas. Il est trop tôt.
En quittant l’étang, le jars et sa famille repassèrent devant la clôture de l’âne. La mère l’oie portait dans son bec la balle des petites, et les oisons se plaignaient à leur père qu’il fît un peu frais.
— Ah ! ah ! je vois qu’on n’a pas voulu rendre la balle ! dit l’âne. Mais j’espère que ce sera pour demain.
— Ni pour demain, ni pour après-demain, riposta le jars. Je la garde et je vais, de ce pas, la mettre en lieu sûr, dans une cachette de ma façon.
— Les cachettes d’un jars, ça ne doit pas valoir grand-chose.
— En tout cas, ce n’est pas un bourricot de ton espèce qui saura trouver la mienne !
— Peuh ! répondit l’âne, je ne prendrai même pas la peine de chercher… je saurai bien te faire rendre la balle sans me déranger !
— Je serais curieux de voir ça, ricana le jars.
Il s’éloigna pour rejoindre sa famille, mais après quelques pas, il se ravisa et dit méchamment :
— Ces deux gamines sont décidément bien insupportables. Tout à l’heure, je les ai entendues répondre à une personne qui parlait à tort et à travers : « Tais-toi, tu dis des âneries. » Oui, voilà ce qu’elles ont répondu.
— Et la personne qui parlait à tort et à travers, c’était sûrement toi…
Le jars partit sans répondre, mais on voyait bien qu’il était dépité. L’âne, demeuré seul, pensa longtemps à la réponse des petites.
Tout à coup, il se mit à rire tout seul à cause d’une idée qui lui venait du bout de ses oreilles mordues par le froid.
Le lendemain matin, il gagna son pré de bonne heure. Il faisait un très grand froid, comme on n’en avait pas vu depuis longtemps. L’âne se posta au bord de la clôture, en dansant sur ses quatre pattes pour se réchauffer. Il aperçut d’abord les petites qui allaient à l’école et les appela. S’étant assurées que le jars n’était pas dans son pré, elles vinrent lui dire bonjour.