L’âne et le cheval avaient bien envie de dire à l’oncle Alfred que les petites n’avaient pas quitté la maison et qu’elles étaient devenues les deux malheureuses bêtes qu’il avait sous les yeux. Il n’aurait su rien changer à leur état, mais il pouvait encore pleurer avec elles, et c’était quelque chose. Ils n’osèrent parler, craignant d’irriter les parents.
— Ma foi, dit l’oncle Alfred, j’aurai regret de n’avoir pas vu mes deux blondes… Mais dites-moi, vous avez un beau cheval et un bel âne. Je ne les avais jamais vus et vous ne m’en avez pas parlé dans votre dernière lettre.
— Il n’y a pas un mois qu’ils sont à l’écurie.
L’oncle Alfred, caressant les deux bêtes, fut tout surpris de la douceur de leurs regards et de l’empressement qu’elles mettaient à tendre le col aux caresses. Il le fut bien davantage quand le cheval ploya les genoux devant lui et dit :
— Vous devez être bien fatigué, oncle Alfred. Montez donc sur mon dos et je vous conduirai jusqu’à la cuisine.
— Donnez-moi votre parapluie, dit l’âne, ce n’est pas la peine de vous en embarrasser. Accrochez-le plutôt à l’une de mes oreilles.
— Vous êtes bien aimables, répondit l’oncle, mais il y a si peu de chemin que ça ne vaut pas de vous déranger.
— Vous nous auriez fait plaisir, soupira l’ânon.
— Voyons, coupèrent les parents, laissez votre oncle tranquille et allez-vous-en au fond du pré. Votre oncle vous a assez vus.
Cette façon de dire « votre oncle » en parlant de lui à un âne et à un cheval étonna un peu le visiteur. Mais comme il se sentait de l’amitié pour les deux bêtes, il n’en fut pas du tout choqué. En s’éloignant vers la maison, il se retourna plusieurs fois pour leur faire signe avec son parapluie. Bientôt, la nourriture devint moins abondante. La provision de foin avait beaucoup diminué et on la ménageait pour les bœufs et les vaches qui méritaient, soit par leur travail, soit par la qualité de leur lait, des soins particuliers. Pour l’avoine, il y avait beau temps que l’âne et le cheval n’en voyaient plus. On ne les laissait même plus aller dans les prés, car il fallait laisser pousser l’herbe en prévision de la récolte de foin. Ils ne trouvaient plus à brouter qu’aux fossés et aux talus des chemins.
Les parents n’étant pas assez riches pour nourrir tous ces animaux prirent le parti de vendre les bœufs et de faire travailler l’âne et le cheval. Un matin, donc, le cheval fut attelé à la voiture par le père, tandis que la mère emmenait au marché de la ville l’âne chargé de deux sacs de légumes. Le premier jour, les parents montrèrent beaucoup de patience. Le lendemain, ils se bornèrent à leur adresser des observations. Puis ils leur firent de violents reproches, s’emportant jusqu’aux injures. Le cheval en était si effrayé qu’il perdait la direction, ne sachant plus ni hue ni dia. Alors le père tirait si rudement sur les guides qu’il lui échappait un hennissement de douleur, à cause du mors qui lui blessait cruellement les lèvres.
Un jour, que l’attelage était dans une montée très rude, le cheval, essoufflé, allait avec peine et s’arrêtait à chaque instant. Il avait un lourd fardeau à tirer et n’était pas encore entraîné à fournir un pareil effort.
Assis sur la voiture et les rênes en mains, le père s’impatientait de sa lenteur et des arrêts trop fréquents qui rendaient les reprises laborieuses. D’abord, il s’était contenté de l’encourager par des claquements de langue. N’ayant pas satisfaction, il se prit à jurer et il lui échappa de dire qu’il n’avait jamais vu d’aussi méchante carne. De saisissement, le cheval s’arrêta court et les jambes lui mollirent.
— Allons, hue ! cria le père. Hue donc ! sale bête ! Attends voir, je vais te faire avancer !
Furieux, il le menaça de son fouet à plusieurs reprises et lui en cingla les flancs. Le cheval ne se plaignit pas, mais il tourna la tête vers son père et le regarda d’un air si triste que le fouet lui échappa des mains et qu’il rougit jusqu’aux oreilles. Sautant à bas de la voiture, il alla se jeter au cou de son cheval et lui demanda pardon de s’être laissé aller à une si grande dureté.
— J’oubliais ce que tu es encore pour moi. Vois-tu, il me semblait n’avoir plus affaire qu’à un simple cheval.
— Quand même, dit l’animal. Oui, quand même c’eût été un simple cheval, il ne fallait pas lui donner du fouet aussi fort.
Le père promit qu’à l’avenir il saurait se garder d’être aussi emporté, et il est vrai qu’il resta longtemps sans plus se servir de son fouet. Mais un jour que l’heure le pressait, il n’y tint plus et lui donna un coup sur les jambes. L’habitude fut bientôt prise et il se mit à cingler sa bête presque sans y penser. Quand il lui venait l’ombre d’un remords, il disait en haussant les épaules :
— On a un cheval ou on n’en a pas. Il faut pourtant bien arriver à se faire obéir.
La situation de l’âne n’était guère plus enviable.
Chaque matin, portant une lourde charge sur son dos, il s’en allait au marché de la ville, et par tous les temps.
Quand il pleuvait, sa mère ouvrait son parapluie, mais ne se souciait pas s’il avait le poil mouillé.
— Autrefois, disait-il, du temps où j’étais une petite fille, tu ne m’aurais pas laissé mouiller ainsi.
— S’il fallait prendre avec les ânes toutes les précautions qu’on prend avec des enfants, répondait la mère, tu ne servirais pas à grand-chose, et je ne sais pas trop ce que nous ferions de toi.
Pas plus que le cheval, il n’échappait à être battu.
Comme il arrive aux ânes, il était parfois très entêté. A certains carrefours, il s’arrêtait brusquement sans qu’on sût pourquoi et refusait d’avancer. La mère essayait d’en venir à bout par la douceur.
— Voyons, disait-elle en le caressant, sois raisonnable, ma petite Delphine. Tu as toujours été une bonne fille, une enfant obéissante…
— Il n’y a plus de petite Delphine, répliquait-il sans se fâcher. Il n’y a rien qu’un âne qui ne veut pas bouger de place.
— Allons, ne fais pas ta mauvaise tête, tu sais bien que ce n’est pas ton intérêt. Je vais compter jusqu’à dix. Réfléchis.
— C’est tout réfléchi !
— Un, deux, trois, quatre…
— Je ne bougerai pas d’un pas.
— … Cinq, six, sept…
— On me couperait plutôt les oreilles.
— … Huit, neuf, dix ! Tu l’auras voulu, sale bête !
Et il recevait sur l’échine une volée de coups de bâton qui finissait toujours par le décider. Mais le plus pénible, dans la nouvelle vie de l’âne et du cheval, c’était la séparation. A l’école ou à la maison, Delphine et Marinette ne s’étaient jamais quittées d’une heure.
Âne et cheval, ils travaillaient chacun de son côté et, le soir, à l’écurie, se retrouvaient si harassés qu’à peine, avant de s’endormir, avaient-ils le temps d’échanger quelques plaintes sur la dureté de leurs maîtres. Aussi attendaient-ils avec impatience le repos du dimanche.
Ce jour-là, ils n’avaient rien à faire et passaient le temps ensemble au-dehors ou à l’écurie. Ils avaient obtenu des parents de pouvoir jouer avec leur poupée qu’ils tenaient couchée dans la mangeoire sur un lit de paille. N’ayant pas de mains pour la saisir, ils ne pouvaient ni la bercer, ni l’habiller, ni la peigner, ni rien lui donner des soins qu’exige d’habitude une poupée. Le jeu consistait surtout à la regarder et à lui parler.
— C’est moi ta maman Marinette, disait le grand cheval. Ah ! je vois bien que tu me trouves un peu changée.
— C’est moi ta maman Delphine, disait l’ânon. Il ne faut pas trop faire attention à mes oreilles.
L’après-midi, ils allaient brouter au long des chemins et parlaient longuement de leurs misères. Le cheval, qui était d’humeur plus vive que son compagnon, prononçait contre les maîtres des paroles de colère.