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Sans prendre garde à la prière du mouton, le soldat enfourchait déjà sa monture. Il n’eut d’ailleurs pas sitôt retroussé sa moustache et commandé « en route », que l’âne se mit à marcher à reculons et en zigzaguant de telle sorte qu’il menaçait à chaque pas de mettre son cavalier au fossé. Aussi le soldat ne fut-il pas long à descendre et, comprenant que l’animal se dérobait de mauvaise volonté :

— C’est bon, dit-il en grinçant des dents. Je vois ce qu’il me reste à faire.

Pour la troisième fois, il tira son grand sabre et assurément qu’il aurait percé l’âne d’outre en outre si les parents ne s’étaient suspendus l’un à son bras et l’autre à son habit.

— Il faut convenir que vous n’avez pas de chance avec vos montures, lui dirent-ils. A bien réfléchir, ce n’est du reste pas surprenant. Âne, mulet, cheval, c’est toute une même famille ou à peu près et nous aurions dû y songer. Mais pourquoi n’essaieriez-vous pas un mouton ? C’est un animal obéissant et qui offre plus d’un avantage. Si, en cours de route, vous avez besoin d’argent, rien n’est plus facile que de le faire tondre. Après avoir vendu sa laine un bon prix, il vous restera une bonne monture pour continuer votre voyage. Nous possédons justement un mouton pourvu d’une très belle toison. Voyez-le plutôt entre les deux petites. S’il vous plaît de le prendre en échange de votre âne, nous ne demandons qu’à vous être utiles.

— C’est une bonne idée, dit le soldat, et il rengaina son sabre.

Serrant le mouton dans leurs bras, Delphine et Marinette jetaient les hauts cris, mais les parents les eurent bientôt séparées de leur meilleur ami et réduites au silence. Le mouton regarda ses anciens maîtres avec un air de grande tristesse, mais ne fit point de reproche et s’avança vers le soldat. Celui-ci, montrant son grand sabre qu’il venait de remettre au fourreau, lui dit d’un ton menaçant :

— Avant tout, j’entends être obéi et respecté comme je le mérite. Sois sûr que si j’ai à me plaindre de toi, je te couperai d’abord la tête. Et point de rémission. Car si je me laissais aller à faire encore des échanges, je finirais par chevaucher quelque canard ou autre engeance de basse-cour.

— Ne craignez rien, répondit le mouton, je suis d’un naturel très doux. C’est sans doute que j’ai été élevé par deux petites filles. Je vous obéirai donc de mon mieux. Mais j’ai un grand chagrin de quitter mes deux amies. Monsieur, quand l’oncle Alfred m’a mis entre leurs mains, j’étais si petit qu’elles ont dû me donner le biberon pendant près d’un mois encore. Depuis, je n’ai jamais été séparé d’elles. Aussi, vous pouvez croire que je suis bien affligé et, de leur côté, les petites ne le sont guère moins. C’est pourquoi, si vous avez pitié de notre peine, vous m’accorderez un moment pour aller leur dire adieu et pleurer avec elles.

— Point de pitié pour les moutons ! cria le soldat. Comment ! voilà une bête qui ne fait que d’entrer à mon service et qui voudrait déjà s’échapper ? Je ne sais pas ce qui me retient de lui ôter la tête d’un revers de sabre. On n’a jamais vu tant d’audace.

— N’en parlons plus, soupira le mouton. Je ne voulais pas vous fâcher.

Enfourchant sa nouvelle monture, ce qui ne lui donna pas grand mal, le soldat s’aperçut que ses pieds traînaient par terre et eut alors l’idée de ficeler son grand sabre en travers des épaules du mouton pour servir de support à ses longues jambes et les faire pendre à bonne hauteur, de quoi il fut si content qu’il se mit à rire tout seul et si fort qu’il manqua plusieurs fois perdre l’équilibre. Pourtant, rien n’était plus triste que le spectacle de ce pauvre animal fléchissant sous le poids d’un lourd cavalier. Les petites en avaient autant d’indignation que de chagrin et il est sûr que si les parents ne les avaient pas retenues, elles s’opposaient au départ du mouton de toutes leurs forces et par tous les moyens, comme de jeter le soldat en bas de sa monture. Les bêtes de la ferme n’étaient pas moins indignées, mais les parents avaient une façon de les regarder ou de les interpeller qui leur ôtait l’envie d’intervenir. A un canard qui commençait à élever la voix, ils firent observer en fixant sur lui un regard cruel :

— Il y a en ce moment au jardin des navets superbes. De quoi faire une bien belle garniture. Oui bien belle.

Le pauvre canard en fut si gêné tout d’un coup qu’il baissa la tête et s’alla cacher derrière le puits.

Seul de tous les animaux, le cheval noir ne se laissa pas intimider et, marchant à son ancien maître, lui dit tranquillement :

— Vous ne prétendez tout de même pas courir les chemins en pareil équipage. Je vous avertis que vous feriez rire de vous, sans compter qu’une monture aussi frêle ne vous mènera pas bien loin. Allons, si vous êtes raisonnable, vous rendrez ce mouton aux deux petites qui pleurent de le voir partir et vous remonterez sur mon dos. Croyez-moi, vous y serez plus à l’aise et vous y aurez meilleure mine aussi.

Tenté, le soldat donna un coup d’œil aux larges flancs du cheval et parut se convaincre qu’on y était, en effet, plus à l’aise que sur le dos d’un mouton. Le voyant sur le point d’accepter, les parents ne craignirent pas de lui faire observer que le cheval noir leur appartenait.

— Nous n’avons pas du tout l’intention de nous en défaire. Vous comprenez, s’il fallait recommencer la série des échanges, nous n’en finirions pas.

— Vous avez raison, convint le soldat. Le temps passe et la guerre se fait sans moi. Ce n’est pas ainsi qu’on devient général.

Après avoir retroussé sa moustache, il mit son mouton au trot et, les jambes pendantes par-dessus son grand sabre, s’éloigna sans tourner la tête. Quand il eut disparu au tournant du chemin, toutes les bêtes de la ferme se mirent à soupirer de chagrin. Les parents en étaient gênés et leur gêne se changea en inquiétude lorsque Marinette dit à Delphine :

— Il me tarde que l’oncle Alfred vienne nous voir.

— Moi aussi, fit Delphine. Il faudra qu’il sache tout ce qui s’est passé.

Les parents regardaient leurs filles d’un air presque craintif. Un moment, ils parlèrent à l’oreille et puis dirent tout haut :

— Nous n’avons rien à cacher à l’oncle Alfred. Du reste, quand il apprendra que nous avons été assez habiles pour échanger un simple mouton contre un beau cheval noir, il sera le premier à nous complimenter.

Dans la cour de la ferme s’éleva, tant des bêtes que des petites, comme un murmure de reproche auquel, avisant l’âne, le mulet, le cochon, les poules, les canards, le chat, les bœufs, les vaches, les veaux, les dindons, les oies et tous autres qui les regardaient, ils répondirent sévèrement :

— Allez-vous rester là jusqu’au soir à bayer et à écarquiller les yeux, vous autres ? A vous voir ainsi, on se croirait plutôt sur un champ de foire que dans la cour d’une maison laborieuse. Allons, dispersez-vous et que chacun soit où il doit être. Toi, cheval noir, tu as désormais ta place à l’écurie. Sans plus tarder, nous allons t’y conduire.

— Je vous suis bien obligé, riposta le cheval noir, mais je n’ai nulle envie d’entrer dans votre écurie. Si vous avez pu vous flatter de faire un marché avantageux, il est temps de revenir de votre erreur. Sachez-le, je suis bien résolu à ne vous appartenir jamais et, pour votre malheureux mouton, c’est comme si vous l’aviez échangé contre du vent. Il ne vous reste à sa place que le remords d’avoir été injustes et cruels.

— Cheval noir, dirent les parents, tu nous fais beaucoup de peine. A la vérité, nous ne sommes pas aussi méchants qu’il peut sembler. Ce qui est sûr, c’est qu’en t’offrant une place dans notre écurie, nous n’avons en tête que le souci de rendre service à un cheval qu’une course déjà longue a sans doute fatigué. Tu as bien mérité de te reposer…