Tout en lui tenant ce discours, ils manœuvraient sournoisement à s’approcher de l’animal afin de lui passer la bride. Le cheval noir ne voyait pas le manège et peu s’en fallut qu’il s’y laissât prendre.
Déjà les petites s’étaient éloignées pour aller dresser la table de midi et les bêtes de la ferme se dispersaient ainsi qu’elles en avaient reçu l’ordre. Heureusement, le canard, qui s’était réfugié derrière le puits, avait passé sa tête au coin de la margelle. Il comprit clairement le danger. Oubliant toute prudence pour son compte, il se dressa sur ses pattes et cria en battant des ailes :
— Attention, cheval noir ! attention aux parents ! ils cachent une bride et un mors derrière leur dos !
Le cheval n’eut pas plut tôt entendu l’avertissement qu’il bondit des quatre fers et courut se réfugier à l’autre bout de la cour.
— Canard, je n’oublierai pas le grand service que tu viens de me rendre, dit-il. Sans toi, c’en était fait de ma liberté. Mais dis-moi, n’y a-t-il pas quelque chose que je puisse faire pour toi ?
— Bien aimable, répondit le canard, mais je ne vois pas trop. J’aurais besoin d’y réfléchir.
— Prends ton temps, canard, prends ton temps. Je repasserai un jour ou l’autre.
Sur ces mots, le cheval gagna la route et partit d’un trot léger que les parents ne regardèrent pas sans mélancolie. Au repas de midi, ils n’échangèrent pas trois paroles et montrèrent un visage sombre. Ils songeaient avec une anxiété bien compréhensible à la colère que ferait l’oncle Alfred en apprenant qu’ils avaient échangé contre du vent le mouron de leurs petites filles. Delphine et Marinette n’étaient pas fâchées de leur voir ce front tourmenté, mais rien ne pouvait les consoler d’avoir perdu leur meilleur ami et, au sortir de table, elles passèrent dans le pré pour y pleurer à leur aise. Le canard passa par là et, après les avoir interrogées, ne put que pleurer avec elles.
— Qu’avez-vous à pleurer, tous les trois ? demanda une voix derrière eux.
C’était le cheval noir qui venait aux nouvelles. Il s’informa auprès du canard s’il y avait quelque chose qu’il pût faire pour soulager son chagrin.
— Ah ! s’écria le canard. Si vous rameniez leur mouton aux deux petites que voilà, je serais le plus heureux des canards.
— Je ne demande pas mieux, répondit le cheval noir, mais je ne vois pas comment m’y prendre. S’il ne s’agissait que de les rattraper, lui et son cavalier, je ne serais pas en peine. Si mal accordés, ils n’auront pu faire grand chemin. Non, le difficile serait plutôt de persuader à mon ancien maître d’abandonner son mouton.
— Il sera temps d’aviser quand nous les aurons rejoints, dit le canard. Conduisez-nous d’abord auprès d’eux.
— C’est très joli, mais en admettant que ces deux petites filles rentrent en possession de leur mouton, réussiront-elles à l’imposer ici ? A ce qu’il m’a semblé ce matin, les parents n’ont pas été fâchés de se débarrasser de cette pauvre bête.
— C’est vrai, dit Marinette, et pourtant, je ne serais pas surprise qu’ils commencent à regretter ce qu’ils ont fait.
— En tout cas, dit Delphine, je me sentirais plus tranquille si l’oncle Alfred était prévenu et qu’il se trouve là à notre retour.
Le cheval noir s’informa si l’oncle Alfred demeurait bien loin et, sur ce qu’on lui répondit qu’il fallait compter deux heures de marche au bon pas, il promit de galoper jusque chez lui lorsque le mouton serait retrouvé.
— Mais pour l’instant, il s’agit de rattraper notre cavalier. Ne perdons pas une minute.
Les petites et le canard sautèrent sur le dos du cheval et, passant à bride abattue sous le nez des parents stupéfaits, disparurent dans un nuage de poussière. Au bout d’une demi-heure de course, ils arrivaient à l’entrée d’un village.
— Ne nous pressons pas, dit le cheval en prenant le pas. Et puisque nous traversons le village, profitons-en pour interroger les habitants.
Comme ils étaient aux premières maisons Delphine avisa une jeune fille qui cousait à sa fenêtre derrière un pot de géranium et lui demanda poliment :
— Mademoiselle, je cherche un mouton. N’auriez-vous pas vu un cavalier…
— Un cavalier ? s’écria la jeune fille sans lui laisser le temps d’achever. Je crois bien ! Je l’ai vu tout rutilant d’or traverser la place au galop d’enfer, dans un affreux et superbe cliquetis d’armes. Il montait un immense cheval à la robe frisée et comme bouclée, et les naseaux soufflant feu et fumée, tellement que mon pauvre géranium en a perdu un moment sa fraîcheur.
Delphine remercia et fit ensuite observer à ses compagnons qu’il ne pouvait s’agir de ceux qu’ils cherchaient.
— Détrompez-vous, lui dit le cheval. Il s’agit bien d’eux. Sans doute le portrait est-il un peu flatté, mais c’est ainsi que les jeunes filles voient les militaires. Pour ma part, je reconnais sans peine la toison de votre mouton dans la robe bouclée de l’immense cheval.
— Et le feu et la fumée qu’il soufflait par les naseaux ? objecta Marinette.
— Croyez-moi, c’était tout bonnement le soldat qui fumait sa pipe.
On ne tarda guère à s’apercevoir que le cheval avait raison. Un peu plus loin, une fermière qui étendait du linge sur la haie de son jardin leur dit qu’elle avait vu passer un soldat monté sur un malheureux mouton qui paraissait exténué.
— J’étais à la fontaine à rincer mes couleurs quand je les ai vus tourner dans le Chemin Bleu. Vous auriez eu pitié de cette pauvre bête si vous l’aviez vue peiner dans la montée avec ce gros benêt assis sur son dos et qui lui donnait des coups de poing sur la tête pour la presser d’avancer.
En écoutant ces tristes nouvelles du mouton, les petites avaient du mal à ne pas pleurer et le canard lui-même était très ému. Le cheval noir, qui en avait vu bien d’autres à la guerre, ne perdit pas la tête et dit à la fermière :
— Ce Chemin Bleu dans lequel s’est engagé le cavalier, est-il encore bien loin ?
— A l’autre bout du pays et vous ne le trouverez pas sans peine. Il vous faudrait quelqu’un pour vous conduire jusque-là.
Débouchant au coin de la maison, le fils de la fermière, un garçon de cinq ans, s’avançait vers les voyageurs en tirant au bout d’une ficelle un joli cheval de bois monté sur des roulettes. Il regardait avec envie les deux petites qui avaient la chance d’être montées sur un cheval beaucoup plus haut que le sien.
— Jules, lui dit sa mère, conduis donc ces personnes jusqu’au Chemin Bleu.
— Oui, maman, répondit Jules et, sans lâcher son cheval de bois, il vint jusqu’à la route.
— Je parie, lui dit le cheval noir, que tu voudrais bien monter sur mon dos ?
Jules rougit, car c’était justement ce qu’il souhaitait.
Marinette lui céda sa place et s’offrit à tirer le cheval de bois par la ficelle pour qu’il fût aussi de la promenade.
Delphine installa le guide devant elle et le tint fermement à bras-le-corps tout en lui parlant des malheurs du mouton, tandis que le cheval noir allait de son pas le plus doux. Plein de compassion, Jules faisait des vœux pour la réussite de l’entreprise, offrant même ses services et déclarant qu’on pouvait disposer de lui comme de son cheval de bois. Ils étaient prêts tous les deux à courir les aventures les plus dangereuses, du moment qu’il s’agissait de porter secours à un affligé.
Cependant, Marinette allait quelques pas en avant, tirant toujours le cheval de bois sur lequel le canard s’était installé à califourchon. En arrivant au Chemin Bleu, elle aperçut, du haut d’une montée, une auberge devant laquelle était attaché un mouton. D’abord, elle en eut une vive émotion et le canard lui-même en fut tout remué, mais à mieux regarder, ils se persuadèrent bientôt qu’il ne s’agissait nullement de leur ami. Le mouton qu’ils apercevaient au bas de la descente était si petit qu’on ne pouvait s’y tromper longtemps.