— Non, soupira Marinette, ce n’est pas le nôtre.
Elle s’était arrêtée pour attendre ses compagnons.
Le canard en profita pour monter sur la tête du cheval de bois, car il voulait voir de plus haut l’auberge et ses abords. Il lui semblait distinguer sur le cou du mouton quelque chose de brillant qui ressemblait à un sabre.
Tout à coup, il s’agita sur la tête de bois et cria d’une telle force qu’il manqua tomber par terre :
— C’est lui ! c’est notre mouton ! Je vous dis que c’est notre mouton à nous !
Derrière lui, on s’étonna. Assurément, il se trompait. Ce mouton de petite taille ne pouvait être qu’un étranger. Alors, le canard se mit en colère.
— Mais vous n’avez donc pas compris que son nouveau maître l’a fait tondre et que s’il ne vous paraît pas plus gros en tout qu’un agneau, c’est qu’il a perdu sa toison bouclée ? Le soldat aura sans doute vendu la laine pour se désaltérer à l’auberge.
— Ma foi, dit le cheval noir, ce doit être vrai. Ce matin, il n’avait plus un sou en poche et je ne pense pas qu’on lui donne à boire à crédit. Connaissant l’ivrogne, j’aurais dû penser que nous avions des chances de le retrouver dans la première auberge de rencontre. En tout cas, il faut s’assurer que c’est bien là notre mouton.
L’assurance qu’il demandait lui fut donnée par le mouton lui-même qui venait d’apercevoir le groupe au sommet de la montée et qui sut très bien faire entendre aux petites qu’il les avait reconnues. A plusieurs reprises, il cria : « Je suis votre mouton », tout en faisant des gestes pour les inviter à la prudence. Après qu’il eut crié pour la troisième fois, on vit apparaître le soldat sur le seuil de l’auberge. Sans doute venait-il s’informer de la raison de ces cris.
Avant de rentrer, il eut un geste de menace à l’adresse du mouton. Par bonheur, l’idée ne lui était pas venue de regarder vers le haut de la montée, car le cheval noir n’était pas si loin qu’il n’eût pu le reconnaître, ce qui n’aurait pas manqué d’éveiller sa méfiance. Il est vrai qu’il avait déjà bu beaucoup et qu’il commençait à voir trouble.
— A ce que je vois, dit le canard à ses amis, notre mouton est surveillé de bien près. Ce n’est pas pour faciliter les choses.
— Que comptais-tu donc faire ? demanda le cheval noir.
— Ce que je comptais faire ? mais détacher le mouton sans être vu et le ramener à la ferme. Et j’y compte encore.
— J’ai peur que l’entreprise n’aille pas toute seule. Et quand tu réussirais, crois-tu que le mouton serait sauvé ? En sortant de l’auberge, le soldat, ne voyant plus sa monture, pensera qu’elle s’est échappée pour retourner auprès de ses anciens maîtres et il ira aussitôt réclamer à la ferme où l’on ne pourra moins faire que de le lui rendre. Il y a même à parier que le mouton se verra administrer une volée de coups de bâton, trop heureux si l’autre ne lui fait pas tomber la tête au fil de son sabre. Non, canard, crois-moi, il faut trouver autre chose.
— Trouver autre chose, c’est bientôt dit, mais quoi ?
— C’est à toi d’y réfléchir. Pour moi, je ne peux vous aider en rien et ma présence risque plutôt de vous être une gêne. Je cours donc de ce pas prévenir l’oncle Alfred comme il a été convenu et je reviendrai de ce côté à votre rencontre. Puisse le mouton être parmi vous !
Delphine et Jules ayant mis pied à terre, le cheval s’éloigna au galop et ceux qui restaient tinrent conseil.
Les petites n’avaient pas perdu tout espoir d’apitoyer le soldat, mais Jules croyait plus sûr de l’intimider.
— Dommage que je n’aie pas ma trompette, disait-il. Je lui aurais fait « tût » sous le nez et je lui aurais dit : « Rendez le mouton. »
Le canard, lui, contre l’avis du cheval noir, ne renonçait pas à son projet de détacher le mouton et il était en train de convaincre ses amis lorsque le soldat sortit de l’auberge en titubant. Il parut d’abord hésiter, mais après avoir assuré son casque sur sa tête, il se dirigea vers le mouton avec l’intention évidente de se remettre en route. Du coup, le canard dut abandonner son projet. En ce pressant péril, une idée lui vint à propos. Il se cala sur le cheval de bois et dit à ses compagnons :
— Nous avons la chance qu’il nous tourne le dos. Profitez-en et poussez-moi à fond de train dans la descente. Il faut qu’en arrivant au bas de la côte, il me reste assez d’élan pour monter les quelques mètres de pente qui mènent à l’auberge.
Marinette, tirant le cheval par la ficelle, partit à fond de train, tandis que Delphine et Jules poussaient par derrière. Ils le lâchèrent un peu avant d’arriver au milieu de la descente et le suivirent de loin en se cachant derrière les haies.
Sur son cheval de bois, le canard dévalait la côte en criant à tue-tête : « Coin ! coin ! » Au bruit, le soldat s’était retourné et, arrêté au milieu de la cour de l’auberge, il regardait s’approcher le fougueux équipage. En arrivant au bas de la descente, le canard sembla faire effort pour retenir sa monture.
— Holà ! criait-il. Maudit animal, t’arrêteras-tu ? Holà, enragé !
Le cheval de bois, comme s’il se rendait à ces ordres, monta d’une allure plus tranquille le morceau de route qui conduisait à l’auberge et finit par s’arrêter au bord du fossé. Par chance, les roulettes se trouvèrent calées dans l’herbe, ce qui lui évita de descendre la pente à reculons. Sans perdre de temps, le canard sauta à bas et s’adressa au soldat qui le considérait bouche bée.
— Militaire, dit-il je vous donne le bonjour. L’auberge est-elle bonne ?
— Je ne peux pas vous dire. En tout cas, on y boit bien, répondit le soldat qui avait peine à tenir debout tant il avait bu, en effet.
— C’est que j’arrive de loin, reprit le canard, et que j’ai besoin de repos. Je ne suis pas comme cette bête-là, qui est vraiment infatigable. A croire qu’elle n’a pas sa pareille au monde. Elle va comme le vent et ne consent à s’arrêter qu’après s’être fait prier. Pour elle, cent kilomètres sont presque comme rien et il ne lui faut pas deux heures pour en venir à bout.
Le soldat en croyait à peine ses oreilles et regardait avec envie ce coursier impétueux qui, à vrai dire, lui paraissait assez placide. Comme la boisson lui donnait un peu dans la vue, il n’osait pas trop s’en rapporter au témoignage de ses yeux et préférait se reposer sur le canard.
— Vous avez de la chance, soupira-t-il. Ah ! oui, pour de la chance, c’est de la chance.
— Vous trouvez ? dit le canard. Eh bien, voyez ce que c’est, je ne suis pourtant pas content de mon cheval. Je vous étonne, n’est-ce pas ? Mais pour moi qui suis en voyage d’agrément, il est beaucoup trop rapide. Il ne me laisse pas le temps de rien voir à loisir. Ce qu’il me faudrait, c’est une monture qui me fasse voyager au pas.
Le soldat sentit de plus en plus lui monter à la tête le vin qu’il avait bu et croyait voir le cheval de bois frémir d’impatience.
— Si j’osais, dit-il avec un air rusé, je vous proposerais bien un échange. Moi qui suis pressé, j’ai là un mouton justement, dont la lenteur me rend enragé.
Le canard s’approcha du mouton, l’examina d’un œil méfiant et lui palpa les pattes avec son bec.
— Il est bien petit, fit-il observer.
— C’est que je viens de le faire tondre. En réalité, c’est déjà un mouton d’une belle taille. Il est assez gros pour vous porter. Quant à ça, ne soyez pas en peine. Il me porte bien, moi, et il faut le voir galoper !
— Galoper ! dit le canard. Galoper ! Ah çà, militaire, votre mouton m’a tout l’air d’un dévorant qui court sur les routes à un train d’enfer. S’il en est ainsi, je me demande ce que j’aurais à gagner à un échange.