— Je me suis mal expliqué, fit le soldat tout penaud. La vérité, je m’en vais vous la dire : il n’y a pas plus doux que mon mouton, ni plus fainéant, ni plus poussif. Il est même plus lent qu’une tortue, ou qu’un escargot.
— C’est trop beau, dit le canard, je ne peux pas y croire. Pourtant, militaire, vous avez dans les yeux comme un air de franchise qui m’inspire confiance et qui me décide. Donc, j’accepte l’échange.
Craignant qu’il ne se ravisât, le soldat courut détacher le mouton sur le dos duquel il installa le canard. Celui-ci ne parlait plus de se reposer à l’auberge et pressait déjà sa nouvelle monture de partir.
— Hé là, fit l’autre, pas si vite ! Voyez-vous pas que vous partez avec mon sabre !
Le soldat débarrassa le mouton du grand sabre qu’il portait en travers des épaules et se l’accrocha au côté.
— Et maintenant, dit-il en se tournant vers le cheval de bois, préparons-nous.
— Avant tout, conseilla le canard, je crois que vous feriez bien de lui donner à boire. Voyez comme il tire la langue.
— C’est vrai, je n’y prenais pas garde.
Tandis que le soldat s’en allait tirer de l’eau au puits, le canard et le mouton, traversant la route, couraient rejoindre les petites et leur ami Jules qui se cachaient dans un champ de seigle haut d’où ils pouvaient voir la cour de l’auberge. Delphine et Marinette faillirent étouffer le mouton dans leurs embrassades et tout le monde versa des larmes d’attendrissement. Les effusions auraient duré plus longtemps si l’on n’avait été distrait par le spectacle qui se donnait dans la cour de l’auberge.
Le soldat venait d’apporter un seau d’eau au cheval de bois et, voyant qu’il ne se décidait pas à boire, criait d’une voix déjà irritée :
— Boiras-tu, maudite carne ? Je compte jusqu’à trois. Un. Deux. Trois. Suffit, tu boiras un autre jour.
Renversant le seau d’un coup de pied, il enfourcha son cheval de bois et ne tarda pas à s’impatienter de voir qu’il restait sur place. D’abord, il se mit à l’injurier, puis, constatant que l’animal n’en remuait pas plus, il prit le parti de descendre en grommelant :
— C’est bon. Je vois ce qu’il me reste à faire.
Tirant alors son grand sabre, il trancha d’un seul coup la tête du pauvre cheval de bois, qui tomba dans la poussière Après quoi, il remit sa lame au fourreau et partit à pied pour la guerre. Peut-être qu’à l’heure qu’il est, il est général, mais on n’en sait rien.
Sur le chemin du retour, Delphine portait sous son bras la tête du cheval de bois, tandis que Marinette tirait par la ficelle le corps du décapité. En assistant au supplice de son cheval, Jules avait eu d’abord une grande peine. Il se consolait en voyant la joie des petites et celle du mouton. Du reste, son plus grand chagrin fut de se séparer de ses nouveaux amis qui regagnaient leur maison. Sa mère eut beau lui promettre de recoller la tête de son cheval, il ne put s’empêcher de renifler en les voyant disparaître au bout du village.
Delphine et Marinette n’étaient guère rassurées en songeant à l’accueil que leur réserveraient les parents.
Ceux-ci, justement, parlaient à chaque instant de leurs filles et voilà ce qu’ils disaient :
— Privées de dessert. Pain sec. Tirer les oreilles. Pour leur apprendre à se sauver, à notre nez, sur le dos d’un cheval qu’elles ne connaissent pas.
Et ils sortaient à chaque instant sur le pas de la porte, regardant du côté où ils les avaient vues partir.
Tout à coup, ils entendirent le bruit du pas d’un cheval, venant de la direction opposée, et ils s’écrièrent en tremblant :
— L’oncle Alfred !
C’était en effet l’oncle Alfred qui arrivait à la ferme, monté sur le cheval noir et, autant qu’on en pouvait juger de loin, il avait un visage terrible. Les pauvres parents étaient devenus tout pâles et murmuraient en joignant les mains :
— Nous sommes perdus. Il va tout apprendre. Il va tout savoir. Quel malheur d’avoir abandonné un si bon mouton et quel regret ! Ah ! cher mouton !
— Me voilà ! dit alors une voix de mouton, et le mouton apparut au coin de la maison, suivi du canard et des petites.
Les parents étaient si joyeux qu’ils se mirent aussitôt à rire et à danser. Au lieu de gronder les petites, ils leur promirent spontanément une paire de jolies pantoufles et un tablier neuf. Puis, en présence de l’oncle Alfred qui les regardait du haut de son cheval avec un reste de méfiance, ils attachèrent eux-mêmes un ruban rose à chacune des cornes du mouton. Enfin, au repas du soir, le canard fut admis à manger à table entre les eux petites et s’y comporta aussi bien qu’une personne.
Les cygnes
Les parents partirent pour la ville de très bon matin et dirent aux deux petites en quittant la ferme :
— Nous ne rentrerons qu’à la nuit. Soyez sages et surtout, ne vous éloignez pas de la maison. Jouez dans la cour, jouez dans le pré, dans le jardin, mais ne traversez pas la route. Ah ! si jamais vous traversez la route, gare à vous quand nous rentrerons !
En disant ces derniers mots, les parents regardèrent les petites avec des yeux terribles.
— Soyez tranquilles, répondirent Delphine et Marinette, on ne traversera pas la route.
— Nous verrons, grommelèrent les parents, nous verrons.
Là-dessus, ils s’éloignèrent à grands pas, non sans avoir lancé à leurs filles un regard sévère et soupçonneux. Les petites en avaient le cœur serré, mais, après avoir joué un moment dans la cour, elles n’y pensaient presque plus. Vers neuf heures du matin, elles se trouvaient par hasard au bord de la route et ni l’une ni l’autre n’avaient envie de traverser, lorsque Marinette aperçut de l’autre côté une petite chevrette blanche qui marchait dans les champs. Delphine n’eut pas le temps de retenir sa sœur qui avait franchi la route en trois enjambées et courait déjà vers la chevrette.
— Bonjour, dit Marinette.
— Bonjour, bonjour, fit la chevrette sans s’arrêter.
— Comme tu marches vite ! Où vas-tu ?
— Je vais au rendez-vous des enfants perdus. Je n’ai pas le temps de m’amuser.
La chevrette blanche entra dans un champ de grand blé qui se referma sur elle. Marinette et sa sœur, qui venait de la rejoindre, en restèrent tout interdites.
Elles se préparaient à regagner la route, mais elles virent apparaître à cinquante mètres de là deux canetons portant encore leur duvet jaune et qui semblaient très pressés.
— Bonjour, canetons, dirent les petites en arrivant auprès d’eux.
Les deux canetons s’arrêtèrent et posèrent le ventre par terre. Ils n’étaient pas fâchés de se reposer.
— Bonjour, petites, dit l’un d’eux. Belle journée, n’est-ce pas ? Mais quelle chaleur ! Mon frère est déjà bien fatigué.
— En effet. Vous venez donc de très loin ?
— Je crois bien ! Et nous allons plus loin encore.
— Mais où allez-vous ?
— Nous allons au rendez-vous des enfants perdus. Et maintenant que nous voilà reposés, en route ! Il ne s’agit pas d’arriver en retard.
Delphine et Marinette voulaient des explications, mais les deux canetons filaient sans entendre et entraient dans le champ de blé. Elles avaient grande envie de les suivre et furent un moment hésitantes, mais elles songèrent aux parents et à l’interdiction de traverser la route. A vrai dire, il était bien tard pour s’en souvenir, car la route était déjà loin. Comme elles se décidaient à entrer, Delphine montra à sa sœur une tache blanche qui bougeait sur le pré en bordure de la forêt. Il fallait bien aller voir de près. Elles se trouvèrent en face d’un petit chien blanc, très jeune, gros comme la moitié d’un chat et qui marchait dans l’herbe aussi vite qu’il pouvait. Mais ses pattes n’étaient pas encore bien fermes et il trébuchait presque à chaque pas. Il s’arrêta et répondit aux petites qui l’interrogeaient :