— Silence ! mal élevée, ou je vous donne à manger aux poissons de l’étang. A vos places, toutes les deux !
Sur ces mots, le cygne s’éloigna, se retournant de temps à autre pour leur jeter un regard furieux. Les petites renoncèrent à se faire écouter et, fatiguées par la chaleur, s’endormirent au pied du bouleau.
En s’éveillant, elles furent bien étonnées. A quelques pas et tournant le dos au troupeau des orphelins, une demi-douzaine de cygnes, trois du côté droit, trois du côté gauche, étaient assis sur un monticule qui formait une sorte d’estrade. Devant eux, se trouvaient rangés en bon ordre tous les animaux qui bavardaient tout à l’heure à l’autre bout de l’île : des cochons, des lapins, des canards, des sangliers, des cerfs, des moutons, des chèvres, des renards, une cigogne et même une tortue. Tout ce monde regardait vers l’estrade et semblait attendre quelqu’un. Bientôt, un septième cygne vint prendre place au milieu de ses frères et dit, après avoir salué d’une révérence l’assemblée des bêtes :
— Mes chers amis, voici revenu notre rendez-vous des enfants perdus. Je vous remercie de ne pas l’avoir oublié et je vous demande de choisir selon votre cœur, mais aussi selon vos moyens. La séance est ouverte.
Le premier orphelin qui monta sur l’estrade était un agneau qui fut aussitôt adopté par un gros mouton de l’assemblée. Suivit un marcassin qu’une famille de sangliers réclama, et le défilé des orphelins continua ainsi sans incident jusqu’au moment où un vieux renard prétendit adopter les deux canetons que les petites avaient rencontrés dans la matinée.
— Ils ne pourraient trouver meilleur père que moi, affirma-t-il, et vous pouvez compter que j’en aurai le plus grand soin.
Le cygne qui avait ouvert la séance consulta ses frères à voix basse et lui répondit :
— Renard, je ne veux pas douter de tes intentions à l’égard de ces orphelins. Je suis même persuadé que tu en auras le plus grand soin, mais je crains que leur bonheur soit de courte durée. Deux canetons seraient pour un renard une bien grande tentation.
Delphine et Marinette en étaient bien aises, car, si personne ne se décidait à les adopter, il faudrait bien leur rendre la liberté. Au dernier rang, elles aperçurent le petit chien blanc endormi au milieu de sa nouvelle famille, et c’était une chance, pensaient-elles, qu’il se fût endormi, sans quoi il n’aurait pas manqué de prier ses parents bouledogues d’adopter ses amies.
— Personne ne se décidera-t-il à les prendre ? demanda le cygne. On ne peut pourtant pas laisser les deux fillettes sans famille. Renard, toi qui étais si empressé à prendre les deux canetons, ne feras-tu rien pour ces enfants-là ?
— Je ne demanderais pas mieux, dit le renard, mais, voyez-vous, je suis trop bon, beaucoup trop bon. Je n’aurais jamais assez de fermeté pour élever comme il faut deux fillettes aussi turbulentes. Non, vraiment, je ne peux pas les prendre. J’en suis fâché, mais c’est pour leur bien.
Le cygne s’adressa ensuite à un cerf qui venait d’adopter un faon.
— J’ai bien pensé à les prendre, répondit le cerf, mais ce serait une folie. Réfléchissez que je vis toujours courant sous la menace des hommes, des chiens, des fusils. Non, non, ce ne serait pas sage. Je le regrette. Elles sont bien jolies.
Le cygne sollicita encore d’autres bêtes, mais aucune ne voulait se charger des petites. Comme un sanglier venait à son tour de s’excuser, une tortue qui se trouvait au premier rang de l’assemblée, allongea le cou hors de sa carapace et dit posément :
— Puisque personne n’en veut, moi je les prends.
Cette offre surprenante provoqua de grands éclats de rire parmi les bêtes. Les petites elles-mêmes ne purent s’empêcher de sourire à l’idée qu’elles pourraient devenir les filles d’une tortue. Après avoir fait taire les rieurs, le cygne remercia aimablement la tortue, la complimenta sur sa générosité et, avec toutes les précautions qu’il fallait pour ne pas la froisser, lui fit entendre qu’elle était trop petite pour gouverner d’aussi grandes filles et qu’elle marchait trop lentement. La tortue n’objecta rien, mais rentra la tête sous sa carapace d’une façon qui fit bien voir qu’elle était vexée. Nulle voix ne s’élevant dans l’assemblée pour réclamer les petites, le cygne prit le parti d’aller consulter ses frères à voix basse. Delphine et Marinette, qui se voyaient déjà libres, s’amusaient de son embarras. Il revint prendre sa place et déclara à haute voix :
— Mes frères et moi avons décidé d’adopter les deux fillettes. Ce ne sera pas trop de tous nos efforts et de toute notre sévérité pour discipliner ces enfants mal élevées et insupportables. L’an prochain, quand vous reviendrez au rendez-vous des enfants perdus, je crois que vous serez surpris des progrès qu’elles auront faits.
Les petites s’étaient levées pour tenter encore une fois d’expliquer leur aventure, mais sans leur en laisser le temps, on les fit descendre de l’estrade et on les conduisit dans un coin de l’île, où elles furent laissées à la garde du vieux cygne sourd. De loin, elles purent assister au départ des bêtes et à leur traversée de l’étang.
— Quand la traversée sera finie, disait Delphine à sa sœur pour la rassurer, les cygnes reviendront dans l’île et il faudra bien qu’ils nous écoutent. Ils ne pourront pas toujours nous empêcher de parler.
— En attendant, répondit Marinette, l’heure passe. Nos parents vont bientôt se mettre en route et s’ils arrivent à la maison avant nous… Eux qui nous avaient défendu de traverser la route ! Ah ! j’aime mieux ne pas y penser.
Vers quatre heures, toutes les bêtes avaient regagné les bords de l’étang, mais les cygnes ne semblaient pas décidés au retour. Ils restaient occupés au loin à pêcher des poissons et l’île était déserte. Delphine et Marinette étaient de plus en plus inquiètes et leur mine s’allongeait. Les voyant tristes, le vieux cygne essayait de les réconforter.
— Vous n’imaginez pas combien je suis heureux de vous avoir là, disait-il. Je sens déjà que je ne pourrais plus me passer de vous. Aujourd’hui, ce n’est pas très gai. On vous a laissées dans l’île pour vous reposer, mais demain, vous apprendrez à nager, à prendre des poissons. Vous verrez comme la vie est agréable, ici. Mais, j’y pense, vous avez peut-être faim ?
En effet, les petites avaient faim. Il les pria de patienter et, s’étant absenté quelques instants, revint avec un poisson dans son bec.
— Tenez, dit-il en le posant devant elles, mangez-le vite pendant qu’il est bien vif et bien frétillant. Je vais vous en chercher d’autres.
Les petites reculèrent en secouant la tête et Marinette, prenant le poisson, alla le remettre à l’étang.
Le vieux cygne en était ébahi.
— Comment peut-on ne pas aimer le poisson ? dit-il. C’est si bon de sentir un poisson qui vous frétille dans le gosier. En tout cas, il va falloir aviser à vous donner une autre nourriture. Je me demande…
Mais les petites étaient si inquiètes qu’elles ne pensaient plus à leur faim. Bientôt elles virent, à l’autre bout de l’étang, le soleil descendre au ras de la forêt. Il devait être au moins six heures du soir et les parents étaient peut-être en route. Effrayées, Delphine et Marinette se mirent à pleurer. En voyant les larmes, le vieux cygne, perdant la tête, se mit à tourner en rond devant elles.
— Qu’avez-vous ? Mais qu’est-ce qui se passe ? Ah ! quel malheur d’être vieux et de ne plus entendre ! Deux enfants si jolies. Mais j’ai une idée. Suivez-moi. Quand je suis sur l’eau, j’entends tout ce qu’on me dit. Le vieux cygne se posa sur l’étang et, tandis qu’il tenait son bec enfoncé dans l’eau, Delphine lui conta comment, avec Marinette, elle avait traversé la route malgré la défense des parents, et ce qui en était advenu. Quand elle eut tout dit, il se mit à nager vers le milieu de l’étang en sifflant du plus fort qu’il pouvait. Aussitôt, les cygnes qui péchaient alentour vinrent se ranger en demi-cercle devant lui.