— Misérables garnements ! leur cria le vieux cygne tout tremblant de colère. Je ne sais pas ce qui me retient de vous chasser tous de cet étang ! Vous êtes la honte de la tribu ! Voilà deux fillettes qui ont eu la bonté d’apporter jusqu’ici un petit chien blanc orphelin et vous les récompensez en les retenant prisonnières ! Et vous leur défendez d’ouvrir la bouche pour vous faire comprendre votre sottise !
Les cygnes n’en menaient pas large et baissaient la tête.
— Si jamais les petites sont grondées par leurs parents, prononça le vieux cygne en les entraînant vers l’île, malheur à vous !
En arrivant auprès des petites, il commanda :
— Demandez pardon à plein cou !
Montant sur le rivage, les cygnes se couchèrent devant les petites et, d’un même mouvement, posèrent leurs longs cous à plat sur le sol. Delphine et Marinette en étaient confuses.
— Et maintenant, préparez-moi l’attelage à cinq et que pas une minute ne soit perdue ! Nous conduirons les deux enfants par le bief jusqu’à la rivière et nous remonterons la rivière jusqu’au point le plus proche de la route. Bien entendu, nous les accompagnerons jusque chez elles. Allons, pressez-vous, fainéants !
Les cygnes se mirent à courir et eurent bientôt préparé l’attelage. Delphine et Marinette montèrent sur un radeau tiré par cinq cygnes attelés en file et précédés de six autres, chargés de faire le passage et de détourner les branches qui auraient pu retarder l’embarcation. Le vieux cygne nageait auprès du radeau et avait l’œil à tout. Au moment de passer dans le bief, ses compagnons, inquiets des fatigues qu’il aurait à supporter, voulurent l’empêcher de s’y engager avec eux. A son âge, disaient-ils, un voyage aussi long était trop dangereux. Delphine et Marinette le priaient aussi de regagner l’île.
— Ne soyez pas en peine, répondait-il. La vie d’un vieux cygne ne compte pas, quand il faut empêcher que deux petites soient grondées. Allons, vite, pressons-nous ! La nuit sera bientôt là.
En effet, le soleil avait disparu et le soir descendait déjà sur l’étang. Porté par le courant, l’attelage fila rapidement sur le bief. Les cinq cygnes ne ménageaient pas leur peine. Le vieux cygne s’essoufflait à les suivre, mais s’ils faisaient mine de ralentir, il leur criait aussitôt :
— Plus vite ! tas de lambins, ou nos petites vont être grondées !
La nuit était déjà faite lorsque l’attelage arriva à la rivière. Il fallait lutter contre un fort courant et l’obscurité gênait les voyageurs. Heureusement, la lune se leva bientôt et permit de se diriger plus facilement. Enfin, le vieux cygne donna l’ordre de débarquer. Voyant qu’il était très fatigué, Delphine et Marinette le pressèrent de se reposer, mais il ne voulut rien entendre et les conduisit d’abord à la route.
— Ne perdons pas de temps, j’ai peur que nous ne soyons en retard, dit-il. Ah ! oui, bien peur.
En arrivant sur la route avec le blanc troupeau qui leur faisait escorte, les petites faillirent pousser un cri.
A cent mètres devant elles et leur tournant le dos, les parents marchaient vers la maison. Ils portaient chacun un panier.
Le vieux cygne avait compris. Il fit aussitôt passer les deux petites de l’autre côté de la route que bordait une haie et leur dit tout bas :
— En courant à l’abri de cette haie, vous aurez bientôt dépassé les parents. Quand vous serez à la hauteur de la maison et qu’il vous faudra retraverser la route, nous ferons en sorte d’attirer l’attention des parents ailleurs. L’important est d’arriver là-bas avec une bonne avance.
Les petites voulurent suivre ses conseils, mais, fatiguées et n’ayant pas mangé depuis le matin, leurs jambes les portaient à peine. Il leur fallut se contenter d’aller au pas, et comme elles marchaient moins vite que les parents, la distance qui les séparait ne fit qu’augmenter.
— Voilà qui complique bien les choses, murmura le vieux cygne. Il va falloir gagner du temps. Laissez-moi faire.
Passant sur la route, il se mit à courir derrière les parents en criant :
— Bonnes gens ! n’avez-vous rien perdu en chemin ?
Les parents s’étaient arrêtés et, au clair de lune, regardaient s’il manquait quelque chose dans leurs paniers. Le vieux cygne ne courait plus et marchait au contraire du plus lentement qu’il pouvait afin de laisser prendre de l’avance aux petites. Les parents s’impatientaient.
— N’avez-vous rien perdu ? dit-il en arrivant auprès d’eux. J’ai trouvé sur la route une jolie plume blanche et, comme elle ne m’appartient pas, j’ai pensé qu’elle était à vous.
— Nous prends-tu pour des sots de ton espèce, de vouloir que nous portions des plumes ? grondèrent les parents furieux en s’éloignant.
Le vieux cygne repassa de l’autre côté de la haie.
Les petites avaient réussi à prendre un peu d’avance, mais les parents qui marchaient d’un bon pas, n’allaient pas tarder à les rattraper et à les dépasser. Le vieux cygne paraissait fourbu. Pourtant après avoir encouragé Delphine et Marinette par de bonnes paroles, il trouva la force de prendre sa course à la tête de ses compagnons. Les petites virent le troupeau silencieux des grands oiseaux blancs courir devant elles et disparaître dans une échancrure de la haie. Cependant, les parents poursuivaient leur chemin et parlaient des petites qu’ils allaient trouver à la maison.
— Il faut espérer qu’elles auront été sages et qu’elles n’auront pas traversé la route, disaient-ils. Ah ! si jamais elles avaient traversé la route !
Delphine et Marinette, qui entendaient tout, en avaient les jambes coupées. Soudain, les parents s’arrêtèrent et ouvrirent des yeux ronds. Devant eux, au milieu de la route, étaient rangés douze grands cygnes qui se mirent à danser sous la lune. Ils tournaient deux à deux, dansaient sur une patte, sur l’autre, se saluaient, formaient une ronde, puis, leurs longs cous dressés et leurs douze têtes se touchant à la pointe du bec, tournoyaient d’une telle vitesse qu’à peine les pouvait-on distinguer les uns des autres. Ce n’était plus qu’un tourbillon de neige.
— C’est bien joli, dirent les parents au bout d’un moment mais ce n’est pas l’heure de regarder danser. Nous n’avons que trop perdu de temps.
Passant au milieu des danseurs, ils les laissèrent derrière eux et poursuivirent leur chemin sans se retourner. De l’autre côté de la haie, les petites avaient repris leur avance, mais de nouveau elles entendaient le pas des parents sonner sur la route et perdaient tout espoir d’arriver à la maison avant eux. Le vieux cygne avait quitté la route avec ses compagnons et s’efforçait de trotter derrière elles, mais il était si fatigué qu’il butait à chaque instant et manquait tomber. Venant après la longue course qu’il avait déjà fournie, la danse le laissait exténué. Lorsque enfin, à bout de forces, il rejoignit les deux petites, les parents n’étaient plus qu’à cent mètres de la maison.
— Ne craignez rien, dit-il, vous ne serez pas grondées. Mais je vais vous quitter et vous laisser à la garde de mes amis. Promettez-moi de leur obéir. Ils vous feront traverser la route quand le moment sera venu.
Le vieux cygne s’écarta de la haie, puis, rassemblant ses dernières forces, s’élança en courant vers le milieu des champs. Peu à peu sa course devint plus lente, il sentit ses pattes se raidir et, en arrivant dans un pré, il tomba sur le flanc pour ne plus se relever. Alors, il se mit à chanter, comme font les cygnes quand ils vont mourir. Et son chant était si beau qu’à l’entendre, les larmes venaient dans les yeux. Sur la route, les parents s’étaient donné la main et, sans prendre garde qu’ils tournaient le dos à la maison, s’en allaient à travers les champs à la rencontre de la voix. Longtemps après que le cygne eut cessé de chanter, ils marchaient encore dans la rosée et ne pensaient pas à rentrer.